Certaines structures pouvant être perçues comme étant agressives, d’un point de vue fiscal, ont pu être adoptées par certains groupes importants exerçant leurs activités dans l’économie numérique et faisant du même coup l’objet d’une certaine couverture médiatique.

En vertu des règles fiscales générales actuelles, une entreprise dans le domaine de l’économie numérique peut accéder à un marché dans une juridiction donnée sans qu’elle soit toutefois assujettie à l’impôt dans cette juridiction. Dans bien des cas, les revenus générés par l’entremise d’Internet ne nécessitent aucune présence physique.

Des joueurs importants de l’économie numérique ont des clients à travers le monde. En général, aux termes des conventions fiscales internationales, elles sont assujetties à l’impôt seulement dans les États où elles résident ou possèdent un établissement stable. Ces principes généraux du système d’imposition ont pu inciter les géants du web à s’établir dans des pays où la fiscalité est plus clémente. Le Luxembourg et l’Irlande se sont d’ailleurs imposés comme des incontournables pour les entreprises de l’économie numérique.

Dans le cadre de son projet sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (« BEPS »), l’Organisation de coopération et de développement économiques (« OCDE ») fait de la fiscalité de l’économie numérique un de ses chevaux de bataille. Le 24 mars 2014, celle-ci a publié un document de travail portant sur les défis fiscaux posés par l’économie numérique. Ce document de travail, rendu public à des fins de consultations, contient les résultats préliminaires des travaux effectués par le groupe de travail sur l’économie numérique (« Groupe de travail de l’OCDE »). À ce stade, ce document de travail ne représente pas l’avis unanime des pays membres du G20 et de l’OCDE.

Les taux d’imposition des sociétés relativement bas et les incitatifs fiscaux généreux font du Canada, et du Québec en particulier, des terreaux fertiles pour le développement des entreprises dans le domaine de l’économie numérique. Le Canada et le Québec sont ainsi parties prenantes des changements annoncés par l’OCDE.

À titre d’exemple, une entreprise québécoise dans le domaine de l’économie numérique peut générer 100 % de ses revenus aux États-Unis sans être assujettie à l’impôt fédéral américain sur le revenu, dans la mesure où elle n’a pas d’établissement stable dans ce pays. Dans la plupart des cas, les modèles d’affaires numériques sont articulés de manière à pouvoir traiter à distance sans qu’aucune présence physique ne soit nécessaire. L’exemple de l’entreprise québécoise présentée précédemment devient ainsi la règle plutôt que l’exception.

Situation actuelle

Les législations domestiques ne semblent pas adaptées au modèle d’affaires numériques. Au Canada, par exemple, un non-résident peut être assujetti à l’impôt canadien de deux façons. Il peut être imposé en vertu de la partie I de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») s’il exploite une entreprise au Canada. Il peut également être redevable de l’impôt de la partie XIII L.I.R. sur les revenus passifs de source canadienne.

L’exploitation d’une entreprise au Canada est définie en fonction de la jurisprudence. De plus, certaines activités ont été codifiées à l’article 253 L.I.R. afin de préciser qu’une entreprise qui exerce ces activités « exploite une entreprise au Canada ». Bon nombre d’entreprises numériques non résidentes ne sont pas assujetties à l’impôt de la partie I L.I.R., soit parce que les critères établis par le droit domestique ne sont pas respectés par celles-ci, soit parce qu’elles résident dans une juridiction ayant conclu une convention fiscale avec le Canada mais ne maintiennent pas d’établissement stable dans ce pays. Une entreprise peut donc avoir une présence numérique significative au Canada sans pour autant être assujettie à l’impôt canadien.

Une entreprise non résidente peut également être assujettie à l’impôt de la partie XIII L.I.R. à l’égard de ses revenus de nature passive, essentiellement des redevances dans le cadre de l’économie numérique. La caractérisation des revenus découlant du modèle numérique demeure incertaine. Au début des années 2000, l’OCDE a publié un rapport sur la caractérisation du revenu provenant des transactions relatives au commerce électronique. Parmi les 28 transactions répertoriées, seulement 3 donnent lieu à des redevances. C’est donc dire que l’application de l’impôt de la partie XIII L.I.R. à des revenus provenant de l’économie numérique semble plutôt improbable.

Dans un contexte international, en vertu des articles 5 et 7 du Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune (« Modèle de convention ») de l’OCDE, les bénéfices d’une entreprise sont imposables dans l’État de résidence, à moins que l’entreprise n’exerce son activité dans un autre État par l’intermédiaire d’un établissement stable.

Or, la notion d’établissement stable telle qu’elle est définie dans le Modèle de convention fait appel à des concepts réels et physiques. Le caractère intangible de l’économie numérique semble être un facteur auquel les dispositions actuelles des lois domestiques et des conventions fiscales ne sont pas adaptées. À la lumière de nombreux écrits sur le sujet, il s’agirait là d’une des principales composantes de la problématique.

L’Agence du revenu du Canada (« ARC ») a publié plusieurs interprétations techniques relatives à la notion d’établissement stable dans un contexte d’économie numérique, notamment celles portant les numéros 2002-0169385, 2008-0279141E5, 2010-0381951E5 et 2012-0441941E5. À cet effet, l’ARC adopte généralement les principes mis de l’avant par l’OCDE.

Essentiellement, l’ARC est d’avis qu’un site web ne peut constituer un établissement stable en raison de son caractère intangible. À l’opposé, un serveur qui héberge un site web pourrait constituer un établissement stable. Des entreprises numériques peuvent ainsi établir leurs serveurs dans des juridictions choisies en fonction de leurs avantages fiscaux.

La notion d’établissement stable tire ses origines d’une époque où l’économie numérique était inexistante. Le système actuel d’imposition a été conçu pour répondre aux besoins découlant de modèles d’affaires plus traditionnels. L’avènement de l’économie numérique a révélé certaines brèches dans le modèle d’imposition actuel et les entreprises de cette industrie n’hésitent pas à en tirer profit. Cette situation est source de préoccupations pour de nombreux États quant à la protection de leurs assiettes fiscales.

Pistes de solution proposées par l’OCDE

Dans le cadre du document de travail de l’OCDE rendu public à des fins de consultation le 24 mars 2014, le Groupe de travail de l’OCDE propose quelques pistes de solution pour s’attaquer aux défis soulevés par l’économie numérique. Il propose également des mesures en matière de taxes de vente. Le présent texte ne traite pas de cet aspect.

Modifications des exceptions à la définition d’établissement stable

Le paragraphe 5(4) actuel du Modèle de convention énumère les activités qu’une entreprise peut entreprendre dans un État donné sans toutefois entraîner la présence d’un établissement stable dans cet État. Dans un contexte d’économie numérique, il arrive que le modèle d’affaires d’une entreprise soit établi autour des activités énumérées au paragraphe 5(4) du Modèle de convention. Il en résulte une impossibilité pour les juridictions de prélever de l’impôt sur les bénéfices de certaines entreprises numériques faisant affaire sur leur territoire.

Afin de pallier cette problématique, le Groupe de travail de l’OCDE envisage la possibilité de modifier les exceptions énumérées au paragraphe 5(4) du Modèle de convention afin que la fragmentation artificielle des fonctions d’une entreprise ne permette plus de bénéficier de ces exceptions.

Nouveaux liens fiscaux basés sur une présence numérique significative

La deuxième option envisagée par le Groupe de travail de l’OCDE vise les entreprises exploitées exclusivement de manière numérique. Elle propose de redéfinir le concept d’établissement stable afin d’inclure les situations où une entreprise engagée dans des « activités numériques entièrement dématérialisées » a une présence numérique significative dans un État donné.

Les critères pour déterminer si une entreprise exerce des « activités numériques entièrement dématérialisées » peuvent comprendre notamment les éléments suivants :

• L’essentiel de l’entreprise repose complètement ou de façon considérable sur des biens numériques ou des services numériques.

• Les contrats sont conclus exclusivement par l’entremise d’Internet.

• Les paiements sont effectués seulement par carte de crédit ou autres types de paiement électronique.

• Les sites web sont le seul moyen pour les consommateurs d’entrer en communication avec l’entreprise. Aucun lieu physique n’existe pour permettre à une entreprise d’exercer ses principales activités (à l’exception des bureaux de la société mère ou de la société exploitante).

• La totalité ou presque des profits sont attribuables à la fourniture de biens ou services numériques.

• L’utilisation des biens numériques ou la fourniture des services numériques ne nécessite aucune présence physique ou l’utilisation de produits physiques autres qu’un ordinateur ou appareil mobile.

Une présence numérique significative peut être établie notamment lorsqu’un nombre important de contrats sont conclus pour la vente de biens ou de services numériques entièrement dématérialisés, ou encore lorsque les biens et services sont largement consommés par la population d’un État donné.

Établissement stable virtuel

Le Groupe de travail de l’OCDE reprend également les propositions présentées par le « Groupe technique consultatif sur le suivi de l’application des normes existantes des conventions pour l’imposition des bénéfices des entreprises ». Essentiellement, ce dernier groupe de travail proposait trois possibilités :

• Un concept d’« installation fixe d’affaires virtuelle » afin d’établir la présence d’un établissement stable dans un État donné lorsque le site web d’une entreprise utilisé pour l’exploitation de son entreprise est hébergé par le serveur d’une autre entreprise dans cet État.

• Un concept d’« agent virtuel » qui se veut une adaptation du modèle d’« agent dépendant ». Cela permettrait de tenir compte des contrats conclus par l’intermédiaire des nouvelles technologies sans qu’une présence physique soit constatée.

• Un concept de « présence locale d’une entreprise » basé sur les services accessibles aux consommateurs d’un État donné.
Retenues à la source sur les transactions numériques

Afin de contrer la problématique soulevée par l’incompatibilité entre le concept d’établissement stable et l’économie numérique, le Groupe de travail de l’OCDE examine la possibilité d’implanter un système de retenues à la source sur les paiements versés par des résidents pour l’achat de biens ou de services numériques. Une des options envisagées serait d’exiger des entreprises de cartes de crédit et de paiements électroniques de procéder à des retenues lors de transactions numériques.

Ces mesures, si elles sont adoptées, permettront d’adapter le système fiscal international à la nouvelle réalité de l’économie numérique.

En septembre 2014, le Groupe de travail de l’OCDE publiera son rapport final sur les problèmes fiscaux découlant de l’économie numérique et les mesures à adopter. Il y a fort à parier que des changements importants seront apportés au Modèle de convention, d’autant plus que plusieurs pays du G20 pressent l’OCDE d’agir rapidement. D’ici là, il importe de garder à l’esprit les pistes de solution proposées jusqu’à présent par le Groupe de travail de l’OCDE, lorsque vient le temps d’élaborer ou de suggérer des structures fiscales pour les entreprises de l’économie numérique. Certaines des mesures présentées précédemment pourraient faire l’objet de nouvelles règles fiscales dans un avenir rapproché.

* Article paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 19, numéro 3, du mois de juin 2014.

Ce texte provient du Stratège, une publication de l’Association de planification fiscale et financière (APFF), et a été écrit par Mehrez Houacine.