Les conséquences économiques sont très graves pour elles, puisque cette « perception d’injustice » peut mener au boycottage de leurs produits et à la privation de bénéfices essentiels à leur survie. Tous les intervenants en sortent perdants : les autorités fiscales, les entreprises, les actionnaires et la société en général.

Auparavant, tous approuvaient le fait qu’un bon dirigeant maintienne la charge fiscale de l’entreprise au minimum et satisfasse ainsi le rendement attendu des actionnaires. Aujourd’hui, en raison de la situation économique mondiale fragile et de la hausse du coût des services publics, l’impôt devient une contribution sociale obligatoire que doit payer l’entreprise en contrepartie des services reçus. En 2011-2012, tandis que les impôts payés par les sociétés représentaient près de 13 % des revenus du gouvernement du Canada, ceux des particuliers s’élevaient à près de 49 %. Le niveau de saturation semble atteint et, par conséquent, on demande aux entreprises un effort additionnel de contribution.

Pour financer cette charge « sociale » plus élevée, l’entreprise peut soit accepter de réduire son profit et du coup, la valeur de ses actions, soit hausser d’un montant équivalent le prix de vente de ses produits, ce qui se comparerait à un « impôt supplémentaire déguisé » pour les consommateurs, soit réduire d’autres charges telles que les salaires et les investissements, ce qui pourrait mettre en péril la pérennité de l’entreprise. La solution n’est pas évidente.

Que devient le rôle du fiscaliste dans un tel environnement? Doit-il intégrer un élément moral ou social au travail qui exige de lui une connaissance approfondie des lois complexes? Même les tribunaux canadiens ne considèrent pas la moralité comme étant l’un des critères d’application de la loi fiscale. Cette loi devrait être suffisamment claire pour permettre la juste perception des impôts essentiels à la bonne administration des dépenses publiques car le critère moral est trop aléatoire pour être retenu comme base d’assujettissement à l’imposition.

En fait, lorsque la légalité et la moralité s’unissent, tout s’embrouille. Prenons l’exemple de la société multinationale Starbucks qui, pour limiter le boycottage de ses produits au Royaume-Uni, a dû s’engager à verser une somme de 20 millions de livres sterling au Trésor britannique au cours des années 2013-2014. Cette somme ne découle pas d’une obligation statutaire. Il s’agit plutôt d’une contribution volontaire (ou dépense de publicité ?) que certains chercheurs qualifient de « philanthropie stratégique ». Elle permet de se démarquer de la compétition et amenuise le risque de mauvaise réputation qui diminue la valeur des actions, mais il crée en contrepartie une incertitude fiscale sérieuse. À partir de quel moment ou de quel montant le public aura-t-il enfin la perception que la société aura assumé sa « juste part des impôts »?

Une institution bancaire importante, la Barclays, a décidé à la suite de plusieurs scandales financiers de fermer l’unité d’exploitation liée à la fiscalité du marché des capitaux structurés, dans le but de démontrer qu’elle serait dorénavant une banque « responsable ». Son nouveau chef de direction affirme qu’il n’est plus de mise, tant pour les clients que pour l’entreprise, de participer à des structures financières complexes dont l’objectif premier est de tirer des avantages fiscaux. Ce geste draconien vise à promouvoir une nouvelle image de vertu pour l’institution et il s’attaque directement à la source perçue du mal : le service de fiscalité.

Même les actionnaires constatent que la réduction de la facture d’impôt n’est plus directement proportionnelle à une augmentation de la valeur de leur placement. Au contraire, une baisse importante peut en découler car, en plus des honoraires versés à des professionnels, la valeur du temps consacré par le personnel de l’entreprise, la mise en place et le maintien de la structure fiscale ainsi que l’éventualité de contrôles fiscaux accrue, la valeur des actions est mise « à risque » en raison de l’éventuel sentiment d’injustice que pourrait percevoir le public à l’égard de la « juste part ». La rémunération offerte aux fiscalistes en contrepartie de leur génie créatif donne dorénavant lieu à des résultats négatifs que l’actionnaire voudra partager avec les responsables.

Sur l’unique base morale, le fardeau fiscal des sociétés devient indéterminable. Seules des lois peuvent exiger d’un contribuable de s’appauvrir au bénéfice du bien commun et ces lois doivent tenir compte de la capacité contributive de chacun et de l’effet sur la compétitivité du pays.

S’il était simple de créer ces lois équitables, elles auraient déjà été promulguées. Pour tendre vers cet idéal, plusieurs pays dont le Canada ont inséré dans leur loi fiscale une disposition générale antiévitement qui force tant les contribuables que les tribunaux qui doivent juger des transactions, à considérer l’intention du législateur et à reconnaître les opérations uniquement lorsqu’elles ont un objet commercial véritable.

L’Organisation de coopération et de développement économiques (« OCDE ») avance qu’au-delà d’une telle disposition, des règles de capitalisation restreinte ou des nouvelles obligations de divulgation, une coalition internationale est essentielle pour parvenir à une solution. Au cours des dernières années, l’OCDE s’est grandement intéressée au problème d’érosion de l’assiette fiscale et au transfert de revenus vers les paradis fiscaux. Elle a identifié précisément le problème lié à l’imposition des entreprises multinationales qui exercent leurs activités économiques dans des pays organisés et structurés, mais qui, par l’effet de conventions fiscales, de déductions ou en bénéficiant de retenues à la source peu élevées, réduisent considérablement leur facture fiscale. Ces avantages offerts aux multinationales minent la confiance du public et des entreprises nationales envers le système d’imposition actuel, ce qui oblige à le repenser.

Conséquemment, nous devons réfléchir à l’avenir de notre métier afin de ne plus être perçus comme l’envers d’un Robin des Bois. Il est utopique de croire que les pays du G20 en viendront rapidement à un accord international malgré leurs efforts soutenus, mais le processus est déjà entamé et le statu quo semble improbable.

Quelques pistes de solution ont déjà été proposées pour encadrer la tâche des fiscalistes. Certaines visent à « policer » leur travail, en ce qu’elles prônent la mise sur pied de comités internes ou externes indépendants qui évalueraient le risque fiscal des transactions proposées et qui fourniraient aux administrateurs, aux investisseurs et au public des informations nécessaires à la prise de décisions éclairées. Dans un tel contexte, en plus d’appliquer les lois fiscales, les fiscalistes auraient à mesurer l’effet éventuel des transactions projetées sur le cours des actions, compte tenu des nouvelles dimensions sociales. On peut aussi imaginer, sans nécessairement le souhaiter, la création d’un ordre professionnel des fiscalistes qui établirait un code de conduite et qui pénaliserait les initiateurs d’une position fiscale trop « agressive » en engageant leur responsabilité personnelle.

En ce qui concerne les modifications à apporter au cadre légal, l’OCDE croit qu’aucune proposition ne doit être écartée pour l’instant, ni même celle visant l’abolition de l’impôt sur le revenu des sociétés. Il pourrait être remplacé par une taxe à la consommation différente ou plus élevée que la taxe actuelle. D’autres proposent que l’impôt soit prélevé sur le chiffre d’affaires plutôt que sur le revenu net, ou encore sur la dernière destination des flux de trésorerie. La consolidation internationale et la réallocation des profits refont surface dans les discussions alors que le calcul d’un impôt minimum pour les sociétés ou l’application d’un taux minimal d’imposition est envisagé.

Au cours des dernières années, les lois fiscales ont été utilisées pour prélever les impôts, bien sûr, mais également comme un outil pour promouvoir certains secteurs de l’économie. Cette « double vocation » a créé des opportunités dont les fiscalistes ont profité pour amoindrir la charge fiscale de leurs clients. Une solution à ce problème pourrait être de réformer la loi fiscale actuelle et de la scinder en deux parties : l’une intégrant uniquement les mesures d’imposition et l’autre isolant les mesures purement incitatives. Ainsi, l’objet et l’esprit de la loi ressortiraient plus clairement et l’interprétation en serait facilitée.

Notre métier est en voie de transformation profonde et il nous revient de façonner sa nouvelle image. La conjoncture économique fait en sorte d’entourer d’un halo d’immoralité les résultats de notre travail d’experts. Il faut voir à lui redonner ses lettres de noblesse, amplement méritées.

* Ce texte se veut un résumé d’un article paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 18, numéro 4, du mois de juin 2013.

Ce texte provient du Stratège, une publication de l’Association de planification fiscale et financière (APFF), et a été écrit par Nicole Prieur.