Le but de l’opération est de transférer l’actif au deuxième conjoint lors du décès du client testateur sans que soit enclenchée la disposition présumée des biens prévue aux lois fiscales. On reporte ainsi à plus tard l’impôt sur le gain en capital encouru à la date du décès.

Or, la règle prévue au paragraphe 104(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu (L.I.R.) empêche le report à outrance de cet impôt. En effet, la fiducie sera présumée avoir disposé de son actif, soit au décès du conjoint, soit tous les 21 ans.

INCONGRUITÉ

Le bât blesse toutefois si le testateur a constitué ses fiducies successives au Québec plutôt qu’ailleurs au Canada. Dans ce cas, la date à partir de laquelle l’ARC calculera la période de 21 ans, ne sera pas la même que celle utilisée pour une fiducie créée en vertu de la Common Law.

Carolyne Corbeil, avocate spécialisée en droit fiscal au cabinet Lavery, confirme cet état de fait : «Dans une interprétation technique de 1993, l’ARC mentionne que la date de création de chacune des fiducies successives régies par la Common Law aux fins de la règle du 21 ans est celle à laquelle le transfert de l’actif est intervenu. En 2012, l’ARC confirme que la date de création des fiducies successives régies par le Code civil du Québec est la date du décès du testateur».

EXEMPLE CONCRET

Reprenons l’exemple donné par un intervenant lors du dernier congrès de l’Association de planification fiscale et financière (APFF) afin d’éclaircir le tout. Monsieur X est décédé le 20 octobre 1991, et il a légué ses biens à une fiducie au profit de son conjoint. Le testament prévoit que le résidu des biens de la fiducie-conjoint sera remis à une fiducie au profit de ses enfants. Le conjoint survivant décède à son tour le 1er mars 2010. La fiducie-conjoint sera réputée avoir disposé de ses biens le jour du décès du conjoint-bénéficiaire, soit le 1er mars 2010. La période de 21 ans s’amorce donc à cette date.

Toutefois, pour une fiducie-enfant québécoise, le délai commence à courir le jour du décès du testateur, soit le 20 octobre 1991. La fiducie sera donc réputée avoir disposé de ses biens le 20 octobre 2012, soit 21 ans après le décès du premier conjoint. Moins de deux ans après la création de la fiducie-enfant ! Ce qui est désavantageux, puisqu’on ne pourra pas reporter l’impôt sur le gain en capital réalisé pendant aussi longtemps.

Cela explique l’incongruité en défaveur du justiciable québécois. «Dans la mesure où les fiducies successives régies par la Common Law bénéficient d’une période de 21 ans à compter de la date à laquelle le transfert des actifs à la fiducie successive est intervenu, je suis d’avis qu’elles bénéficient d’un avantage par rapport aux fiducies successives régies par le droit québécois», confirme Carolyne Corbeil.

MUTISME DE l’ARC

Invité à expliquer cette situation, le ministère des Finances du Canada, par l’entremise de sa porte-parole Stéphanie Rubec, a répondu par courriel : «C’est de l’ARC que relèvent l’interprétation et l’application des règles de l’impôt». Finance et Investissement a invité l’ARC à expliquer sa position. Cette invitation est demeurée lettre morte.

L’avocate Marilyn Piccini Roy, spécialiste des fiducies chez Borden Ladner Gervais, explique : «En Common Law, une fiducie requiert trois certitudes pour être légalement constituée. La première consiste dans la certitude quant à l’intention véritable de créer une fiducie ; la deuxième requiert une certitude qu’il y aura des biens à inclure dans la fiducie ; et finalement, la troisième certitude repose sur l’existence de bénéficiaires.»

«Or, on ne sera sûr qu’il y aura toujours des biens pour la fiducie-enfant qu’au décès du deuxième conjoint. Ce n’est donc qu’alors que sera créée, si biens il y a, la fiducie-enfant», résume Marilyn Piccini Roy. C’est pourquoi la période de 21 ans ne commence à courir qu’au décès du deuxième conjoint en Common Law.

POUR ÉVITER CET INCONVÉNIENT

En droit civil québécois, la situation diffère. «L’article 1264 du Code civil stipule que la fiducie est constituée dès l’acceptation du fiduciaire. L’article précise même que lorsque la fiducie est établie par testament, les effets de l’acceptation rétroagissent au jour du décès», observe Marilyn Piccini Roy. La fiducie est donc réputée créée le jour du décès du testateur, et c’est pourquoi le délai de 21 ans commence à courir à ce moment-là en droit québécois.

Heureusement, l’avocate y va d’une suggestion : «L’article 3108 du Code civil permet de choisir une autre autorité législative que celle du Québec pour notre fiducie. On pourrait par exemple déterminer que la loi ontarienne s’applique si on tient vraiment à ce que le délai de 21 ans commence à courir au décès du deuxième conjoint».

Elle précise cependant qu’il ne faut pas prendre cette décision à la légère, puisqu’en général les dispositions du Code civil du Québec sont plus souples en matière de fiducies. Elle cite en exemple la possibilité en droit québécois de créer des fiducies privées. L’avocate reconnaît toutefois que dans certains cas, le recours à une autre législation que le Code civil s’impose.

«Par exemple, si l’actif consiste en de l’immobilier commercial, il est possible que les plus-values soient substantielles et qu’il vaille la peine de reporter l’impôt le plus longtemps possible», note-t-elle. Chaque cas est donc un cas d’espèce.