«Le consommateur moyen ne connaît pas bien les produits, c’est un profane dans ce domaine. Une mauvaise décision peut avoir des conséquences catastrophiques», lance Annik Bélanger-Krams, avocate à Option consommateurs, qui prône l’intervention humaine obligatoire.
Laissé à lui-même, le client pourrait, de bonne foi, ne pas divulguer les bons renseignements aux assureurs, ce qui pourrait l’amener à croire à tort qu’il est assuré convenablement, ajoute-t-elle.
Permettre la vente en ligne affaiblit la protection des clients alors que certains ont une éducation financière insuffisante, estime Maxime Gauthier, chef de la conformité chez Mérici Services Financiers : «C’est une erreur de croire que les produits sont simples. Un produit peut sembler simple, mais la situation du client ne l’est pas nécessairement. S’il existe des professionnels qui ont des exigences de formation, qui doivent avoir des permis et des assurances responsabilité, c’est parce qu’on fait un métier complexe et qui n’est pas linéaire dans le temps. La situation des clients évolue, les produits évoluent et la situation du marché évolue.»
«Pourquoi on introduit ce risque au nom d’une série de sophismes, comme l’appel à la nouveauté ou la liberté du client ? ajoute Maxime Gauthier. Et il n’y a aucune garantie que le client va bénéficier d’une baisse de coûts.»
Flavio Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers, voit des problèmes dans la vente en ligne, dont certains après la souscription. De mauvais messages pourraient pousser le client à remplacer sa police, à son détriment. Ou encore, en l’absence de conseils fiscaux au moment du transfert d’une police, un client pourrait devoir assumer une facture fiscale inattendue.
Actuellement, la distribution d’assurance en ligne n’est pas encadrée et la réforme offre un encadrement équilibré pour les clients qui souhaitent magasiner sur le Web, selon Yvan-Pierre Grimard, directeur, relations gouvernementales, Québec au Mouvement Desjardins.
«L’Autorité des marchés financiers (AMF) va certainement aller plus loin que les orientations qu’elle a produites il y a trois ans, dit-il. Exiger systématiquement qu’un représentant conclue la transaction, ça ne m’apparaît pas compatible avec la distribution d’assurance par Internet ni avec les attentes des consommateurs.»
Les assureurs ont tout intérêt à être prudents et à bien informer les clients, pour éviter que ceux-ci ne se plaignent sur les réseaux sociaux, souligne Yvan-Pierre Grimard.
Lyne Duhaime, présidente pour le Québec de l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP-Québec), accueille favorablement le PL et en demande une adoption rapide : «Le gouvernement a trouvé un équilibre. On répond à la volonté des gens d’acheter des produits par Internet, pour qu’ils continuent d’acheter de l’assurance, et en même temps, il y a certaines protections, comme la possibilité de parler à un représentant et le droit de résiliation dans les 10 premiers jours.»
Responsabilité accrue des assureurs
Lorsqu’un client souscrira de l’assurance sans intervention d’un conseiller, en ligne ou par l’entremise d’un distributeur comme une institution financière ou un concessionnaire automobile, le PL 141 accroîtra la responsabilité de l’assureur, selon un juriste qui a préféré garder l’anonymat. L’assureur devra «l’informer en temps utile des renseignements qui lui sont nécessaires à une prise de décision éclairée». Le client devra comprendre notamment l’étendue de la garantie, quelles en sont les exclusions et la façon de se plaindre à l’assureur. Ce dernier devra veiller à ce que le preneur puisse être assuré provisoirement jusqu’à la formation d’un contrat définitif, selon le projet de loi.
«Que ce soit pour les produits d’assurance individuelle ou d’assurance collective qui peuvent être offerts par un distributeur, ce dernier, ou la personne physique à qui la tâche est confiée, engagerait la responsabilité de l’assureur s’il y a manquement sur le plan des rôles et responsabilités qui leur incombent au moment de la souscription ou de l’adhésion, et qui causerait préjudice à un preneur. Cela amène une responsabilité accrue du côté des assureurs», explique pour sa part l’avocate Evelyne Verrier, associée au cabinet Lavery.
De plus, le projet de loi définit les pouvoirs de l’AMF de manière plus précise. Selon le juriste consulté, l’AMF pourrait établir des normes de distribution par Internet et, par règlement, prévoir des dispositions pénales afin de corriger le tir, le cas échéant.
L’AMF entend encadrer en s’inspirant des résultats de la consultation portant sur l’offre d’assurance par Internet au Québec d’avril 2015, «avec les ajustements nécessaires, car les choses évoluent rapidement en cette matière», note Sylvain Théberge, responsable des relations avec les médias à l’AMF.
Le PL 141 accroît donc la protection du client, estime Yvan-Pierre Grimard. Selon lui, cette responsabilité accrue des assureurs de même que l’élargissement de la couverture du Fonds d’indemnisation des services financiers, la création du comité consultatif des consommateurs au sein de l’AMF et les exigences supérieures des assujettis en matière de traitement des plaintes sont autant de mesures qui protègent mieux le client. Il définit aussi comme telle l’ajout de mesures antireprésailles afin de protéger les dénonciateurs du secteur financier.
Inquiétante brèche
Les assureurs ne sont pas les seuls qui pourront distribuer de l’assurance en ligne ; les cabinets le pourront aussi. Selon une lecture du projet de loi, un cabinet n’aurait à avoir, parmi son personnel, qu’un représentant, peu importe le nombre de personnes qui y travaillent. Option consommateurs juge inacceptable que le PL permette ainsi la création, par exemple, d’un cabinet comprenant un seul représentant certifié et un nombre important de téléphonistes, sans obligations déontologiques ni assurance responsabilité professionnelle et dont le métier est plus près de celui de vendeur.
«Le consommateur qui transige en ligne le fera donc, sans le savoir, avec une personne qui n’a pas les mêmes obligations que le représentant», déplore Annik Bélanger-Krams.
«C’est une brèche. Je ne peux pas croire qu’on ne fermerait pas cette porte-là par une intervention réglementaire, estime Maxime Gauthier. Des gens vont tomber dans cette brèche et pourraient avoir des problèmes.»
Flavio Vani perçoit un recul semblable possible, puisque le PL permettra à un cabinet de faire de la planification financière en ligne tant qu’il compte au moins un planificateur financier parmi ses effectifs : «Non seulement le public sera moins protégé, mais la valeur des blocs d’affaires va baisser. Si on peut vendre des produits sans permis, beaucoup vont s’essayer à le faire.»
Questionnée à savoir si l’industrie entend s’autoréglementer afin que la personne qui parle au consommateur est bel et bien un représentant, Lyne Duhaime répond : «Les assureurs vont vouloir que la loi soit respectée et que si le consommateur a besoin de conseils, qu’il ait les meilleurs conseils possible.»
«Je ne prévois pas que l’AMF permette que des personnes sans permis donnent du conseil. Je ne vois pas de brèche», dit Yvan-Pierre Grimard.
Annik Bélanger-Krams déplore aussi que le projet de loi ne limite pas les produits d’assurance qui peuvent être offerts en ligne, soulignant que certains qui prévoient une part d’investissement sont trop complexes. «L’autoréglementation des entreprises n’est jamais un bon outil pour protéger le consommateur. C’est une autre lacune du projet de loi», dit-elle.
Lyne Duhaime soutient que les assureurs n’ont pas l’intention de distribuer n’importe quel produit en ligne.
Le cabinet du ministre des Finances n’a pas commenté spécifiquement les lacunes cernées dans le PL 141, dont certaines figurent dans l’encadré ci-contre, mais a reconnu que «la complexité du projet de loi peut, dans certains cas, rendre sa compréhension difficile».
«Nous prenons très au sérieux les questions qui ont été soulevées, notamment en ce qui concerne la protection du consommateur, qui demeure l’objectif principal du projet de loi, écrit le cabinet du ministre dans un courriel de réponse transmis par l’attachée de presse de Carlos Leitão. Nous aurons le plaisir d’accueillir les groupes en commission parlementaire pour échanger avec eux […] et apporter si nécessaire des améliorations à l’encadrement proposé.»
Occasion d’affaires
Il reste qu’il est difficile de savoir quelle part de marché prendra la distribution en ligne sans représentant. Ce type de vente devrait nuire en partie aux affaires des conseillers, puisque certains clients n’auront plus à négocier avec eux. Toutefois, ce ne sont pas tous les clients qui le voudront, estime l’avocat Yvan Morin, vice-président, affaires juridiques et chef de conformité chez MICA Cabinets de services financiers : «Il y a peut-être une strate de clients qui vont aller là en pensant faire une bonne affaire, alors que ce n’est pas automatiquement moins cher. Il y aura toujours des gens qui reconnaissent les limites de leurs connaissances et veulent faire affaire avec un individu.»
Evelyne Verrier note que le PL n’obligera plus le représentant à recueillir personnellement les renseignements sur le client, mais il pourra le faire par des moyens technologiques. Même s’il s’agit d’une occasion d’être plus productif, le conseiller restera «tenu de bien analyser les besoins de son client, de bien le conseiller et de s’assurer que les produits suggérés sont adéquats».
«Dans l’obligation de conseil, il y a une série d’occasions qui sont présentes, dit Evelyne Verrier. On a beau avoir toute la technologie, il n’en reste pas moins que le lien de confiance, la proximité avec le client, la nécessité de bien comprendre ses besoins, tout ça demeure. L’approche personnalisée va devenir importante pour se démarquer par rapport à ce que les outils technologiques offrent.»