«La réflexion du gouvernement ne date pas d’hier. Elle a été amorcée dans le budget 2016. On en a discuté plus en détail au budget du printemps 2017 et c’est devenu très explicite lors de l’allocution de Bill Morneau le 25 mai dernier, à Toronto», rappelle Daniel Laverdière, directeur principal, planification financière et services-conseils, de Banque Nationale Gestion privée 1859. D’après lui, ces changements sont directement liés à la vague d’incorporation des professionnels depuis 15 ans.
Soulignons que les travailleurs incorporés bénéficient d’un taux d’impôt combiné de 18,5 % sur les premiers 500 000 $ de revenus, ce qui est bien inférieur au taux maximal de 53,3 % d’un particulier. «On voulait stimuler l’économie et l’emploi en favorisant le réinvestissement des profits par les entrepreneurs. Or, certains se sont incorporés seulement pour différer des impôts et fractionner du revenu avec des membres de leur famille. Le fédéral a voulu changer cela. Québec a déjà resserré ses règles en imposant notamment un minimum de 5 500 heures travaillées afin de bénéficier de la déduction pour petite entreprise (DPE)», explique le spécialiste.
Fractionnement du revenu restreint
En premier lieu, on veut redéfinir les règles relatives au fractionnement du revenu qui permettent de réduire la facture d’impôt des familles dont certains membres ont de faibles revenus et bénéficient d’un taux d’imposition bas. Bien qu’il existe déjà des limites, comme l’impôt d’un enfant mineur (kiddie tax), on pourrait dès 2018 étendre ces restrictions à d’autres types de revenus. «Ceci engloberait notamment le versement de dividendes, les salaires, les prêts d’une société par actions ou encore les gains résultant de la disposition d’un bien», explique Hélène Marquis, directrice régionale, Planification fiscale et successorale, chez Gestion privée de patrimoine CIBC.
Les jeunes adultes de 18 à 24 ans sont également dans la mire du législateur. On mesurera, par exemple, si le revenu attribué à l’enfant adulte, comme un dividende, est raisonnable considérant son apport en main-d’oeuvre. «On voudra vérifier si ce dernier prend part activement, de façon régulière, continue et importante aux activités de l’entreprise», précise Daniel Laverdière. Le travail à temps partiel ou estival de l’étudiant n’est donc plus admissible.
On évaluera aussi la contribution en capital de l’actionnaire. On fera la comparaison sur un investissement réalisé avec un employé sans liens de dépendance. Par exemple, on ne pourra plus verser un dividende de 50 000 $ à un jeune adulte si ce dernier a souscrit des actions pour quelques centaines de dollars. «Ces tests de raisonnabilité vont différer selon l’âge. Pour les 18-24 ans, cela devient plus strict et complexe», ajoute Hélène Marquis. Pour les particuliers âgés de 25 ans et plus, un dividende sera considéré comme raisonnable s’il est conforme au marché, soit un taux de 5 à 6 % actuellement.
Exonération des gains en capital réduite
Autre pavé dans la mare : la multiplication de l’exonération cumulative des gains en capital (ECGC). Le fédéral ne souhaite plus permettre à des individus liés de se prévaloir de cette disposition. En 2017, un propriétaire de petite entreprise peut déduire sans payer d’impôt jusqu’à 835 716 $ de gains en capital à la vente de ses actions admissibles. Dès 2018, on propose que dans un premier temps, l’exonération ne s’applique pas aux gains en capital réalisés ou accumulés avant que le particulier ait 18 ans. «Deuxièmement, un gain en capital assujetti aux nouvelles règles sur le fractionnement du revenu n’est pas admissible à l’ECGC. Et, finalement, sauf certaines exceptions, les fiducies ne seraient pas admissibles à l’ECGC», souligne, dans un rapport publié en juillet, la directrice générale, Planification fiscale et successorale de CIBC, Debbie Pearl-Weinberg.
Par ailleurs, des mesures de transition ont été proposées en vue d’offrir aux particuliers le choix de cristalliser un gain en capital en 2018 et afin de demander l’ECGC. «Il est à noter que la cristallisation du gain en capital accumulé est une opération fictive qui implique un impôt immédiat pouvant s’avérer onéreux pour le propriétaire des actions en raison de l’impôt minimum de remplacement (IMR)», indique Hélène Marquis.
«Les critères et les tests d’admissibilité seront encore en relation avec l’apport en temps et en capital de l’actionnaire. En gros, la multiplication de ce montant d’exonération est réduite de manière très importante, alors que c’était facile à obtenir auparavant», précise Daniel Laverdière.
Placements passifs punis
Les médecins, dentistes, avocats et autres professionnels incorporés pouvaient jusqu’ici investir leurs surplus ou bénéfices dans un portefeuille de placements passifs. «Cet argent représente carrément de l’épargne-retraite pour nombre d’entre eux», confirme Hélène Marquis. Or, ces montants imposés plus faiblement au sein de la société leur permettaient au fil des ans d’accumuler des revenus plus importants que ceux qu’aurait pu faire un particulier. On les appelle placements passifs, car ces montants ne sont pas réinvestis afin de faire croître l’entreprise ou de créer des emplois.
Selon le modèle fiscal actuel, le principe d’intégration fait que l’impôt total payé sur un revenu gagné par l’intermédiaire d’une société par actions est égal à celui du particulier qui a gagné son revenu directement. Cette intégration peut, selon la province de résidence, être un peu plus ou un peu moins avantageuse pour les actionnaires. «Le ministre songe à majorer le taux d’impôt applicable au revenu admissible à la DPE maintenu dans la société pour que l’actif disponible pour le placement soit égal à celui qu’aurait un individu imposé au taux maximum», note Hélène Marquis.
Le gouvernement serait toutefois plus enclin, croit-elle, à ne pas permettre le remboursement de l’impôt supplémentaire payé par la société, qu’on appelle l’impôt en main remboursable au titre de dividendes (IMRTD), si le dividende payé à l’actionnaire provient d’un revenu qui était admissible à la DPE. Selon les calculs de certains experts, cette proposition équivaudrait à un taux d’impôt des dividendes d’environ 65 %. «Il va sans dire que cela limitera l’intérêt de garder l’argent passif dans une société privée. Ces propriétaires auront donc beaucoup moins d’argent à investir. Pour les conseillers, cela signifie que les actifs sous gestion seront touchés à la baisse, car on ne conservera pas de bénéfices dans l’entreprise, mais on paiera l’impôt d’un particulier dès le départ», précise Hélène Marquis.
Conversion de revenus en gains en capital
Jusqu’au 17 juillet 2017, une société pouvait dans certaines circonstances convertir du revenu régulier en gains en capital. D’après une lettre publiée le 8 août dernier par le Centre québécois de formation en fiscalité (CQFF), pour «les montants reçus ou devenus à recevoir après le 17 juillet, si un des objets d’une transaction est de créer du gain en capital pour profiter du compte de dividendes en capital (CDC) et sortir de l’argent à plus faible coût, le montant du CDC ainsi reçu sera réputé être un dividende imposable». Plusieurs stratégies de déclenchement volontaire de gains en capital d’entreprises sont donc «attaquées de plein fouet», souligne l’organisme.
Notons que généralement, un entrepreneur qui paie un impôt de 18,5 % sur ses premiers 500 000 $ de revenus va se verser des dividendes pour vivre, payer ses dettes, etc. Il paiera donc un taux d’imposition sur le dividende de 43,84 %. «Cette chaîne naturelle entraîne grosso modo un impôt de 50 %. Le problème, c’est que grâce à des ramifications fiscales, on peut créer du gain en capital imposé à 26,65 % afin de payer moins d’impôt», explique Daniel Laverdière.
À la lumière de ces annonces, tous les clients qui songent à s’incorporer ou qui sont propriétaires d’une société par actions doivent consulter le plus tôt possible un fiscaliste afin de déterminer l’incidence de toutes ces règles sur leur situation personnelle et prendre les mesures appropriées.