Martin Bégin (M. B.) : La Banque du Canada travaille en partenariat avec Paiements Canada, les grandes banques canadiennes et R3, un consortium d’institutions financières internationales, pour créer et tester un système rudimentaire de paiement interbancaire utilisant la technologie du «grand livre partagé» (blockchain). Le plan prévoit des essais en laboratoire, en utilisant un actif de règlement simulé. Le but du projet est expérimental et ne vise pas à mettre en oeuvre un nouveau système. La recherche ne touche que des paiements interbancaires. L’objectif est de mieux comprendre la technologie du grand livre ouvert : quels sont les avantages, les coûts et les défis de l’utilisation d’une telle technologie en ce qui a trait à un système de paiement.
FI : Quel est votre horizon de travail ?
M. B. : Le projet a débuté il y a quelques mois et il n’y a pas d’horizon précis. Nous verrons comment ce projet se développe et ce que nous apprenons au fur et à mesure que nous avançons.
FI : En quoi consiste la participation de la Banque du Canada dans le consortium dirigé par R3 ?
M. B. : La Banque du Canada, avec ce projet, espère surtout mieux comprendre l’impact potentiel de la technologie du grand livre partagé sur les systèmes de paiement.
Le Canada compte deux principaux systèmes de paiement : le Système automatisé de compensation et de règlement, qui est utilisé pour les paiements de détail, et le Système de transfert de paiements de grande valeur, qui consiste surtout en virements interbancaires – y compris des transactions avec la Banque du Canada – d’une valeur moyenne de plus de 7 M$. Ces systèmes sont exploités par Paiements Canada, mais la Banque du Canada a, en vertu de la loi, une responsabilité de surveillance.
Les tests menés en laboratoire concernent plutôt le second système de paiements. À titre de participant et d’organisme de surveillance de ce système, la Banque estime qu’il est de sa responsabilité d’engager une réflexion prospective.
FI : Pour le système bancaire canadien, quels seraient les avantages d’utiliser la technologie blockchain ?
M. B. : En principe, la technologie pourrait, à terme, permettre aux systèmes de paiement d’être plus efficaces, plus rapides, moins coûteux et sans point de défaillance unique. Les transactions pourraient aussi être réglées presque immédiatement, et la transparence pourrait être améliorée, car la technologie permet aux participants de voir tout l’historique des transactions.
Il y a plusieurs avantages potentiels, mais il faut comprendre les risques que la technologie peut engendrer. Comme chaque avantage peut s’accompagner de vastes répercussions, les conséquences potentielles de l’adoption de la technologie devront d’abord être soigneusement étudiées.
Il n’y a pas d’échéancier établi, mais on parle d’années, et non de mois, avant qu’un réel système de paiement basé sur cette technologie puisse être en place.
FI : Votre projet de recherche laisse entrevoir quelles possibilités pour le secteur financier canadien ?
M. B. : Le projet vise principalement à mesurer l’impact de la technologie du grand livre partagé sur un système de paiement. Cela pourrait aussi permettre de déterminer si des applications similaires peuvent être à l’avantage net du secteur financier.
Cela dit, de façon générale, je vous souligne ce passage du discours prononcé par Carolyn Wilkins, première sous-gouverneure de la Banque du Canada, à Calgary, le 17 juin dernier (http://bit.ly/2d715q8) :
«Les possibilités qu’offre la technologie du grand livre partagé sont plus nombreuses pour les applications non liées à la monnaie numérique. Nous avons vu des scénarios d’essai liés aux paiements et aux processus post-transaction, dont la compensation et le règlement d’instruments financiers comme les opérations de pension, les obligations, les produits dérivés et les actions […]
«Nous pourrions aussi voir des applications dans le financement des transactions commerciales et les chaînes d’approvisionnement, des domaines où l’information transcende les frontières et est difficile à centraliser. On estime que si elle était appliquée aux paiements transfrontières, à la négociation de titres et à la conformité réglementaire, la technologie du grand livre partagé pourrait permettre aux banques d’économiser jusqu’à 20 G$ par année à l’échelle mondiale en frais administratifs.
«Par conséquent, on comprend bien pourquoi des entreprises privées investissent des sommes colossales dans ce type de technologie.»
FI : Qu’est-ce que le CAD-Coin ? Laisse-t-il présager que la Banque du Canada compte développer une version numérique du dollar canadien basée sur la blockchain ?
M. B. : Le CAD-Coin est l’actif simulé qui est utilisé dans le cadre du système de paiement interbancaire actuellement testé, afin de représenter les soldes de règlement que les participants tiennent à la banque centrale. Cependant, cette «devise» est seulement utilisée en environnement de laboratoire et n’existe pas à l’extérieur du système mis à l’essai.
Le projet de recherche ne vise pas à mettre en oeuvre un dollar numérique et n’a aucun lien avec nos autres travaux de recherche sur les monnaies électroniques.
Pour ce qui est d’une éventuelle version numérique du dollar canadien, je vous réfère à ce que Carolyn Wilkins a déclaré lors de la séance de questions qui a suivi son discours du 17 juin :
«Je crois que nous sommes encore très loin [d’une monnaie numérique émise par une banque centrale]. Les chercheurs se penchent sur les questions d’ordre conceptuel qui y sont rattachées. Et laissez-moi vous dire que ces questions ne manquent pas, notamment celles de savoir pourquoi nous voudrions nous lancer dans l’aventure, ou si c’est à nous ou au secteur privé de s’en charger, ou encore quelle pourrait être l’incidence de la monnaie numérique sur la dynamique de l’économie, par exemple sur le financement des banques.»
FI : Quels sont les principaux problèmes qu’il faudra résoudre pour tirer profit de tous les avantages de la blockchain ?
M. B. : Pour le moment, la technologie du grand livre partagé n’est pas encore suffisamment au point pour pouvoir être utilisée dans un grand système de paiement. Il y a de nombreux obstacles à surmonter, ainsi que d’autres voies à explorer, avant qu’on puisse envisager un tel scénario.
Les questions de sécurité sont bien sûr très importantes. Une cyberattaque d’un système de paiement pourrait avoir des conséquences importantes. Nous devons donc nous assurer que tout système de paiement, qu’il utilise on non la technologie du grand livre partagé, ait un degré très élevé de sécurité et de résilience.
Pour la Banque du Canada, ce qui prime dans ce contexte est la préservation de la stabilité financière. Les utilisations actuelles de la technologie, comme le bitcoin, semblent résister aux cyberattaques. Néanmoins, plus de travail doit être fait à ce chapitre.
Outre la cybersécurité, certaines questions devront aussi être résolues, comme les mécanismes de consensus, la confidentialité des données, la méthode de gouvernance, les normes et protocoles, en plus de s’assurer qu’il y ait une base juridique solide.