Il s’agit par contre d’un concept exclusif à la Common Law. Au Québec, où le Code civil est en vigueur, «on parle plutôt de l’obligation de loyauté envers son client». En outre, le cadre jurisprudentiel concernant le devoir fiduciaire existe déjà, précise Me Létourneau, et il a été transposé aux organismes d’autoréglementation.

L’ensemble des intervenants québécois dans ce débat font le même constat. Tant Mario Albert, dirigeant de l’Autorité des marchés financiers (AMF), que Luc Labelle, de la Chambre de la sécurité financière (CSF), jugent que le Québec encadre déjà le devoir fiduciaire (voir «Les régulateurs vous répondent», en page 32).

Les ACVM

Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) insistent pourtant pour clarifier la notion. Entre autres préoccupations, les régulateurs se demandent si le manque de connaissances des clients les rend particulièrement vulnérables, et impose une plus grande obligation de la part des conseillers.

Ils remarquent également qu’il existe un fossé entre les attentes du public par rapport au rôle des conseillers et les obligations légales de ces derniers. On s’interroge en outre sur l’application des règles actuellement en vigueur, en plus d’observer que les règles de convenance n’impliquent pas nécessairement le meilleur intérêt du client.

Des constats face auxquels l’industrie québécoise s’inscrit en faux. C’est du moins la teneur des propos tenus dans les mémoires soumis aux ACVM dans le cadre des consultations.

«C’est un débat purement théorique», soutient Johanne Blanchard, vice-présidente et conseillère juridique du Groupe Investors pour le Québec, et l’une des rédactrices du mémoire du Conseil des fonds d’investissement du Québec (CFIQ) sur la question.

«Quand on regarde les choses froidement, c’est clair que dans la pratique [des conseillers], c’est le client qu’on sert d’abord et avant tout.»

Elle évoque notamment le Code de déontologie de la CSF et les décisions de son comité de discipline pour soutenir «qu’il ne fait même pas de doute que ce sont les intérêts du client qui sont mis en avant».

Les produits offerts

Les ACVM sont pourtant d’avis que «dans les faits, le conseiller ou le courtier peut souvent être fondé à conclure qu’un grand nombre de produits d’investissement conviennent à son client. Devant tant de possibilités « convenables », il pourrait être tenté de recommander un produit qui, sans être nécessairement au mieux des intérêts du client, est « convenable »», peut-on lire dans le document de consultation.

Ainsi, un produit peut être convenable, mais légèrement plus coûteux, ce qui mine la valeur à long terme des investissements d’un client.

Dans son mémoire, le Mouvement des caisses Desjardins estime qu’une obligation d’offrir des produits qui sont les meilleurs parmi l’éventail des produits disponibles constitue un fardeau trop lourd pour les conseillers. «En conséquence, les conseillers et les courtiers devraient avoir une connaissance approfondie de tous les produits sur le marché.»

Pour respecter cette obligation, le nombre de produits offerts devrait être réduit, car selon diverses estimations, il y aurait actuellement quelque 4 000 fonds communs de placement au pays.

Desjardins craint ainsi une baisse de l’offre et une augmentation des prix, qui auraient pour conséquence la désaffection des petits investisseurs envers les fonds communs, par exemple. «Il est de toute façon impensable d’établir des critères objectifs permettant de déterminer qu’un produit est meilleur qu’un autre à tous égards.»

Le mandataire

Au Québec, les tribunaux ont établi que la relation entre les conseillers et les clients est celle d’un mandataire.

«À titre de mandataire, vous devez veiller aux intérêts de votre client», signale Yvan Morin, vice-président et chef de la conformité chez Mica, à Québec.

Quant à savoir si l’obligation de servir l’intérêt du client sous-entend qu’on serve son «meilleur» intérêt, «c’est un débat sémantique. Est-ce que cela veut dire que c’est différent ? Je ne le pense pas. Ce n’est pas réducteur de dire qu’on veille aux intérêts du client», plutôt qu’à ses meilleurs intérêts.

L’intérêt du client est une notion inclusive, estime Yvan Morin. «On n’a pas besoin d’en rajouter. Je n’ai jamais vu de conseiller à qui un client aurait dit qu’il n’a aucune tolérance au risque répondre qu’il ne lui vendra pas de CPG parce que c’est moins payant pour le conseiller.»

Par ailleurs, bien connaître son client est primordial : «Ce n’est pas un choix», dit Johanne Blanchard, qui estime que cette obligation, enchâssée dans les règles déontologiques du Code civil et dans le Règlement 31-103, balise suffisamment le meilleur intérêt du client. «Nous sommes extrêmement bien encadrés par rapport à beaucoup d’autres secteurs d’activités» où des produits sont vendus sans l’obligation de bien connaître son client.

Précisions nécessaires

Pour Heather Zordell, avocate spécialisée en droit des valeurs mobilières, il reste quelques brèches à colmater dans les différentes règles et lois qui prévalent au Canada.

«Ce débat nous ramène aux problèmes de la dernière crise économique, alors que certains clients se sont rendu compte qu’ils n’étaient pas aussi protégés qu’ils le croyaient», dit celle qui a fait partie du comité Hockin sur le régulateur national, en 2008.

De plus, le risque de conflits d’intérêts est toujours présent. «On le constate par exemple chez des courtiers en valeurs mobilières des banques, qui se voient offrir des incitatifs pour vendre des produits maison.» Une norme fiduciaire viendrait baliser certaines pratiques, qui seraient uniformisées d’un océan à l’autre. «Par exemple, seules quatre provinces imposent le devoir fiduciaire dans le cas de la gestion discrétionnaire», relate Heather Zordell. C’est également l’avis du Canadian Advocacy Council for Canadian CFA Institute Societies, qui juge lui aussi qu’une norme nationale clarifierait bien des choses.

Nos interlocuteurs s’entendent sur un point : les règles en place sont suffisantes, mais il faudrait les appliquer. Dan Hallett, de HighView Financial, constate ainsi que «les manquements les plus sérieux – les mauvais placements, le churning, l’utilisation à outrance du levier – sont causés par le non-respect des règles», et doute qu’un devoir fiduciaire rende les escrocs plus dociles à cet égard.

Une meilleure application des règles, donc ? «Je ne suis pas d’accord, rétorque Heather Zordell. Il est évident que nous avons beaucoup de normes. Mais cela ne règle pas ce qui importe pour les investisseurs, c’est-à-dire la clarté et la simplicité – si on énonce un principe, et qu’on le clarifie, toutes les interactions qui suivent en découlent. Jusqu’à ce que nous ayons une norme, par contre, il sera difficile d’appliquer ce principe et de s’entendre sur les façons de l’articuler.» Une opinion que partage Me Létourneau.

Élise Renaud, associée chez Fasken Martineau et corédactrice du mémoire du CFIQ, est d’avis que les attentes des régulateurs «ne sont pas claires». Elle soutient qu’il faudrait plutôt que les ACVM clarifient ce qu’elles souhaitent améliorer dans la protection des investisseurs et qu’elles voient comment arriver à une meilleure protection, plutôt que réglementer à nouveau.

«Si les régulateurs se questionnent quant à la pertinence de certaines pratiques, qu’ils soient clairs», et qu’ils les réglementent.