En 2013, alors que les documents financiers sont encryptés et circulent en une fraction de seconde sur des réseaux informatiques, des hordes de gens ont pour tâche de «gérer les risques».

Détail symptomatique, depuis une vingtaine d’années, on ne compte plus le nombre de nouveaux gestionnaires portant des titres aux variantes infinies : chef de la gestion de risque, vice-président au contrôle des risques, directeur exécutif des risques, etc.

Que s’est-il donc passé pour que le risque devienne si prévalent et que tant de gens s’occupent de le gérer ? Beaucoup de choses.

Petite planète

Un premier mot vient à l’esprit : mondialisation. Avant que cette tendance de fond ne se déploie, «les choses étaient plus locales», rappelle Mo Chaudhury, professeur en pratique financière à la Faculté de gestion Desautel de l’Université McGill.

«À cette époque, il y avait une sourdine à la volatilité et la diversification offrait un avantage, poursuit-il. Ce n’est plus du tout le cas. Aujourd’hui, tout bouge en même temps. C’est une des principales raisons pour lesquelles il faut gérer le risque. Autrefois, la diversification était une façon facile de le gérer.»

On aurait été en droit d’espérer que cette ouverture planétaire se fasse en terrain stable et contrôlé. Pas du tout. Elle a été lancée dès le départ dans la plus grande volatilité et avec tout le risque qui y est rattaché.

En effet, selon Mo Chaudhury, cette volatilité a été introduite par un acte originel : le découplage du dollar américain et de l’étalon-or, en 1972.

On peut le constater par le parcours extrêmement stable que les devises américaine et canadienne ont eues l’une par rapport à l’autre, tout au long des années 1950 et 1960.

En raison de l’abolition, dans les années 1970, des accords économiques de Bretton Woods, accords qui avaient organisé le système monétaire mondial à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les fluctuations entre les deux devises se sont aussitôt emballées.

Il en a été de même pour toutes les autres devises de la planète, ces fluctuations de devises entraînant une conséquence inévitable : les fluctuations de taux d’intérêt d’un pays à l’autre.

À partir de ce moment, tant les entreprises que les institutions financières ont dû se préoccuper de gérer les écarts de rendement entre monnaies et taux d’intérêt. Pour les spéculateurs, dit Mo Chaudhury, ce fut la fête.

Ce fut toutefois un casse-tête pour les entreprises. «Du risque, il y en a toujours eu, mais la pression est bien plus grande sur les entreprises pour qu’elles assurent une performance financière de trimestre en trimestre, fait remarquer Marie-Claude Beaulieu, directrice du service finance, assurance et immobilier et titulaire de la Chaire RBC en innovation financière de l’Université Laval. Il devient alors plus important d’éliminer des risques à court terme, tout au moins de les amenuiser.»

L’autre banque

Un autre facteur s’est ajouté à la double volatilité des taux de change et des taux d’intérêt : la déréglementation, qui prévaut depuis l’ère de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan.

«La déréglementation a permis de changer le modèle d’affaires des banques et leur a permis de prendre n’importe quel risque, affirme Mo Chaudhury. Les banques ont de plus en plus participé au trading pour leur propre compte.»

Cela constitue un changement de paradigme fondamental dans les institutions financières : le passage d’un modèle de gestion du risque de crédit à un modèle de gestion du risque fiduciaire (voir «Dures leçons en gestion de risque» dans notre édition de mi-février 2013), comme le caractérise Robert Pouliot, chargé de cours à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.

«On est passé d’un système bancaire dominé par les dépôts et le crédit à un système dominé par les marchés de capitaux, fait-il ressortir. Dès le début du monde fiduciaire, le calcul du risque est devenu plus glissant et incertain.»

Or, les banques doivent maintenant ajuster deux risques fondamentaux, signale-t-il : d’un côté, jongler avec des outils financiers d’une forte instabilité (actions, options, contrats à terme, dérivés de toutes sortes) ; de l’autre, composer avec cette situation pour que cela ne nuise pas à leur solvabilité et ne les empêche pas de protéger l’épargne des déposants.

Un outil repose au centre de ce vaste environnement instable, fluctuant, volatil, à risque décuplé, notent les trois intervenants auxquels Finance et Investissement a parlé : le produit financier dérivé, dont l’histoire se découpe en quatre étapes.

D’abord, la théorie universitaire a élaboré des notions et des concepts pour discerner, découper et morceler tous les types de risque.

Ensuite, on a mis au point des modèles mathématiques pour quantifier ces différentes dimensions de risque.

Puis, on a mis au point une foule de produits dérivés pour effectuer ce morcellement et ce découpage du risque, par exemple les dérivés de crédit comme les titres adossés à des portefeuilles de dette (les fameux collateralized debt obligations, ou CDO).

Enfin, l’informatique a permis de gérer en un millionième de seconde des millions de transactions et de soutenir un vaste entrelacs d’équations et de variables simultanées, bien au-delà des capacités de n’importe quelle armée de gestionnaires humains.

Résultat paradoxal : à force de gérer une multitude de risques particuliers et de tenter, à l’aide de produits dérivés, de transférer ces risques à d’autres acteurs de l’industrie, on en est venu à mettre en évidence un risque que personne n’avait vu venir, note Marie-Claude Beaulieu : le risque systémique. C’est celui qui a explosé en 2008, et que peu ont vu venir.