Le capital de départ, le fameux seed money, est vital pour les gestionnaires émergents, selon la portefeuilliste, qui a lancé sa propre firme de gestion pour clients à valeur nette élevée après avoir passé plus d’une décennie à la Caisse de dépôt et placement du Québec et chez Pictet.
Au Québec, il y aurait, selon elle, une quarantaine de gestionnaires émergents, définis comme ayant moins d’une centaine de millions de dollars d’actif et dont la feuille de route est inférieure à cinq ans.
Elle préside actuellement à la naissance d’une association pour les gestionnaires émergents au Québec, dont l’assemblée constituante est prévue pour la fin de mars (voir aussi «Développer les forces de Montréal en gestion alternative», en page 29).
Pour l’essentiel, les gestionnaires de fonds vivotent tant qu’ils n’ont pas atteint un certain montant d’actif dans leurs portefeuilles. «C’est à partir de 100 M$ qu’on a les moyens d’avoir l’infrastructure de conformité» et qu’on peut générer un chiffre d’affaires qui permet de vivre en tant que gestionnaire, soutient Geneviève Blouin.
À partir de ces 40 G$ d’actif potentiel, auxquels on applique des frais de gestion moyens de 75 points de base, on arrive à des revenus de 300 M$ par an.
Pour chaque 100 M$ de production dans le secteur financier, les effets directs et indirects annuels sont évalués à 512 années-personnes avec une valeur ajoutée de 86 M$, selon l’Institut de la statistique du Québec.
Le PIB du secteur de la gestion de portefeuille et de fonds s’établissait à 2,8 G$ en 2011 au Québec, soit environ 13 % du PIB de l’industrie des finances et de l’assurance.
«Sans parler de toute l’expertise – et des capitaux – qu’on conserve ainsi au Québec !» ajoute pour sa part Robert Brunelle, premier vice-président d’Hexavest.
Le coût des affaires est prohibitif pour une microentreprise. «Il faut couvrir les frais d’inscription et de réglementation, les infrastructures technologiques, légales et financières, le démarchage et le développement des affaires, se loger, se rendre dans les entreprises qu’on détient en portefeuille, etc.», énonce Philippe Hynes, président de Tonus Capital.
Au total, les charges d’exploitation peuvent facilement dépasser les 100 000 $. Et Philippe Hynes est seul chez Tonus, repris d’un ex-associé qu’il a rejoint en 1999.
Une somme à laquelle il faut ensuite greffer des salaires si l’entreprise prend de l’expansion. «En fait, je ne pourrais même pas accepter des mandats trop importants, je ne suis pas assez gros pour ça», déplore l’ex-gestionnaire de Van Berkom.
Mandats
C’est dans ce contexte que l’obtention de mandats institutionnels est cruciale pour les gestionnaires émergents.
Pour démarrer, on mise sur la gestion privée, mais les gestionnaires indépendants ont tôt fait de se heurter à la concurrence féroce des banques privées et des grands courtiers indépendants. Sans compter que le démarchage est difficile. C’est pourquoi, pour une majorité de gestionnaires, la croissance passe par les mandats institutionnels.
Cependant, les écueils sont nombreux. D’une part, les caisses de retraite ont des restrictions du fait de leurs politiques de placement. «Elles ne peuvent détenir plus d’une fraction de l’actif d’un gestionnaire (généralement autour de 10 %) et doivent investir une somme minimum», qui peut varier de 20 à 50 M$, voire même plus selon la taille de la caisse de retraite, explique Robert Brunelle, cofondateur d’Hexavest.
Il a, lui aussi, connu les grandeurs et les misères du démarrage. Il faut également un historique de rendement, qu’il est difficile de bâtir sans mandat, lequel est hors d’atteinte sans un actif minimum.
Tous nos interlocuteurs recourent ainsi à la fameuse question de l’oeuf ou de la poule pour décrire le quotidien des gestionnaires émergents.
Ceci expliquant cela, il leur est pratiquement impossible de se qualifier pour un mandat institutionnel.
D’autant plus que les caisses de retraite ont un rôle fiduciaire qui balise la prise de risque.
«Investir dans un nouveau portefeuilliste est perçu comme plus risqué», selon Jacques Bourgeois, professeur honoraire à HEC Montréal et président du comité de retraite de l’école où de nombreux financiers sont formés.
Sans compter que le travail est plus important : le travail de vérification diligente est plus lourd pour les nouveaux gestionnaires et la petitesse des mandats font en sorte que les rendements ont peu d’incidence… Bref, le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Si un nouveau gestionnaire connaît de mauvais rendements, celui qui l’aura intégré au portefeuille de la caisse de retraite, le comité de placement, aura des comptes à rendre et sera tenu pour responsable de sa mauvaise décision.
À l’opposé, si un grand gestionnaire bien coté et aux actifs imposants subit une dégelée, on aura plutôt tendance à voir cela comme un accident de parcours, explique Jacques Bourgeois.
«L’incitatif à prendre des risques est nul» pour les investisseurs institutionnels, remarque Michel Delisle, directeur de projet et responsable du chantier entrepreneurial à Finance Montréal.
Cela n’empêche pas Jacques Bourgeois de solliciter les services de gestionnaires émergents. Il y croit, c’est sa cause, et il estime que l’industrie ne se portera que mieux si on donne leur chance aux petits.
Le Régime de retraite HEC confie ainsi jusqu’à 5 % de ses actifs à des gestionnaires émergents. «C’est un choix que nous faisons et nous adaptons nos politiques de placement en conséquence», explique celui qui défend la cause des gestionnaires émergents.
Une question se présente : pourquoi les départements de finance universitaires n’incubent-ils pas les portefeuillistes qu’ils forment par l’entremise de leurs caisses de retraite ?
«On revient à la responsabilité fiduciaire, répond Jacques Bourgeois. Il faut gérer en « bon père de famille »», et on estime que la prise de risque sous-entendue dans les mandats aux gestionnaires émergents est incompatible avec cette responsabilité.
C’est pourquoi bon nombre pensent qu’un coup de pouce de la législation serait nécessaire. S’il y a un certain momentum à l’heure actuelle concernant le besoin de faire mousser l’entrepreneuriat financier, «ça fait plusieurs années que ce momentum existe et il ne se passe toujours rien», observe Robert Brunelle, qui se demande si le moment n’est pas venu de «tordre le bras» de l’industrie pour que quelque chose se passe.
Une disposition législative demandant aux caisses de retraite publiques de consacrer une partie de leur actif aux gestionnaires émergents appuierait la démarche des régimes qui veulent donner un coup de pouce à la relève, pense Jacques Bourgeois.
Robert Brunelle estime quant à lui que si 1 % des actifs des régimes de retraite étaient dévolus aux gestionnaires émergents, ce serait un formidable coup de pouce pour l’industrie. Une industrie qui créé une richesse «qui bénéficierait à toute la collectivité», ajoute Michel Delisle.
Plusieurs juridictions américaines se sont dotées de mesures législatives pour soutenir tant les gestionnaires émergents que les gestionnaires qui comptent des femmes ou des minorités dans leurs effectifs (voir l’encadré).
Chez Finance Montréal, on tente d’évaluer divers scénarios, selon Michel Delisle. «Tout le monde est conscient qu’il faut qu’il se passe quelque chose», et le coordonnateur du chantier entrepreneurial «souhaite capitaliser» sur cette impression.
Cependant, il est trop tôt pour parler de législation, dit-il. «Il faut d’abord examiner l’éventail de solutions, faire notre due diligence sur les lois américaines par exemple, voir si ces modèles sont importables au Québec, si c’est la meilleure solution, si des incitatifs fiscaux seraient mieux…»
Quelle qu’elle soit, la solution passe par un contrat social. Car il n’y a pas de rendement immédiat de l’investissement des institutions qui s’engageraient dans le processus.
Pour l’instant, il s’agit d’expliquer l’importance d’un tel soutien et, surtout, de déboulonner certains mythes. «On ne demande pas aux [investisseurs institutionnels] de se sacrifier, plaide-t-elle. Les gestionnaires émergents ont en moyenne 15 ans d’expérience dans l’industrie et affichent d’excellents rendements.»