Lourd fardeau pour les agents généraux
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«L’assureur dont un client ne reçoit plus les services auxquels il a droit voudrait bien que quelqu’un s’en occupe. Mais le problème est que cet assureur ne veut pas payer une deuxième rémunération à un nouveau représentant qui prendrait la relève», poursuit l’avocat, tout en soulignant qu’il comprend le point de vue des assureurs.

Chez AFL Groupe Financier et AFL Assurances générales, Yan Charbonneau fait valoir que les clients orphelins sont un véritable irritant pour les agents généraux. «Nous gérons un réseau de distribution, et non des clients. Nous ne sommes pas organisés pour faire le suivi du paiement des primes, des changements d’adresse, etc.» explique le directeur général du groupe situé à Lévis, sur la rive sud de Québec.

Pourtant, selon Yan Charbonneau, le problème n’est pas si fréquent. «Les clients orphelins représentent moins de 5 % de mon envigueur», admet-il.

Cependant, il s’inquiète de la responsabilité juridique et des conséquences en matière de conformité qui pourraient en découler pour l’AG : «Les polices orphelines ne sont pas très nombreuses, mais ce qui nous tracasse, ce sont les poursuites éventuelles qu’elles peuvent occasionner. Prenons par exemple un client âgé qui part pour la Floride ou qui séjourne quelque temps à l’hôpital et qui oublie de verser l’argent à son compte bancaire pour honorer sa prime. On peut tout faire pour le rejoindre, mais sans succès. Qu’arrivera-t-il s’il perd sa protection malgré nos efforts ? Ça risque de retomber sur nous.»

La source du problème

Le problème des polices orphelines survient bien souvent à la suite du départ d’un représentant à la retraite, chez un autre agent général, ou lors de la perte ou du non-renouvellement de son permis.

Adrien Legault observe de plus que de nombreuses ententes entre assureurs et représentants prévoient la fin du versement de la rémunération après un certain nombre d’années. Il est donc compréhensible que le client orphelin ne soit pas très intéressant pour un autre représentant à qui on imposerait la responsabilité du dossier de ce client. «Qui veut faire le service s’il n’y a pas de rémunération qui en découle ?» s’interroge Adrien Legault.

Yan Charbonneau y va également de son explication. «Plusieurs conseillers qui partent à la retraite ne veulent pas se départir de leur bloc d’affaires (book) parce que le prix de vente est trop bas», soulève-t-il. Selon lui, les books se vendraient à environ trois fois les revenus. «Les représentants épargnent très peu pour leur retraite. Aux prix actuels, ils n’ont pas les moyens de vendre leur clientèle», dit-il.

Certains AG plus à risque

Le problème serait plus criant chez les agents généraux et les courtiers, où les conseillers sont souvent considérés comme des travailleurs autonomes, que dans les réseaux exclusifs ou de carrière, où les conseillers ont plus souvent le statut d’employé. «Chez les assureurs qui ont un réseau captif, le problème est moindre, car on peut assigner ces polices à un autre représentant du réseau», estime Adrien Legault.

Plusieurs intervenants de l’industrie nous ont d’ailleurs mentionné qu’il peut parfois s’agir d’un argument que les assureurs font valoir auprès des recrues potentielles. En effet, le nouveau représentant se ferait offrir un bassin de clients orphelins qu’il pourra prospecter afin de déterminer si parmi ceux-ci il n’y aurait pas des clients qui auraient de nouveaux besoins. D’où, en théorie tout au moins, un certain intérêt chez les nouvelles recrues pour cette clientèle.

Selon Yves Rochefort, représentant en assurance et formateur en conformité, il s’agit d’une occasion d’affaires qui peut s’avérer parfois intéressante pour des représentants à la recherche d’une nouvelle clientèle.

Toutefois, ce dernier reconnaît que cette stratégie a des revers. En effet, le client a bien souvent développé des affinités avec son ancien représentant, et cette relation privilégiée ne s’établira pas forcément avec le nouveau représentant. «De plus, en raison du taux de roulement qui sévit dans l’industrie, le client orphelin en sera peut-être à son quatrième ou cinquième représentant en peu d’années», constate le représentant de Drummondville, anciennement de Val-d’Or.

Il est donc probable dans ces circonstances que l’approche du client ne soit pas de tout repos pour le représentant. Ce problème est confirmé par Yan Charbonneau : «Cela rend la tâche des agents généraux encore plus difficile».

Adrien Legault observe pour sa part que les représentants qui partent à la retraite ont souvent une clientèle assez âgée, qui n’a pas souvent de nouveaux besoins en assurance et dont le portefeuille de placement est plutôt en mode décaissement, ce qui suscite peu d’intérêt chez les nouveaux représentants.

Des AG proactifs

Chez ProVie, on a décidé de prendre le taureau par les cornes pour solutionner le problème des polices orphelines. «Chez nous, nous considérons que la commission de 3 % que nous touchons des assureurs à titre d’agent général sert en partie à résoudre le problème», dit Adrien Legault.

ProVie a donc décidé d’embaucher un employé dont l’unique fonction est de s’occuper des clients orphelins. Sa rémunération est entièrement assumée par l’agent général, qui considère que cela fait partie de ses responsabilités. «Nous croyons que cela fait partie des choses pour lesquelles nous sommes payés. Nous pensons être les seuls dans l’industrie à agir ainsi», clame Adrien Legault.

Selon ce dernier, les assureurs seraient impressionnés par cette prise en charge proactive du problème chez ProVie. «Ça nous démarque des autres. Pour les conseillers, ça ne change pas grand-chose outre le fait qu’on ne les fatigue pas avec ça», dit-il.

ProVie a également pour politique de tenter d’acheter les blocs d’affaires des représentants qui quittent leur agence ou abandonnent la profession. «Ainsi, il n’y a pas de polices ou de petits portefeuilles qui traînent à droite et à gauche. On les rapatrie, puis on les distribue à d’autres représentants», dit le chef de la conformité. Ce dernier constate d’ailleurs que la tâche est facilitée du fait que les portefeuilles de ceux qui laissent l’industrie sont souvent arrivés à maturité et qu’ils ne coûtent donc pas cher à acquérir.

Adrien Legault conçoit que la tâche n’est pas aussi facile pour des agents plus petits qui n’ont pas nécessairement les moyens d’agir ainsi. «Tous les agents n’ont pas les ressources ou les moyens de payer un employé à temps plein pour s’occuper des orphelins», concède-t-il.

Chez AFL, on reconnaît que les clients orphelins pèsent lourd en termes de ressources humaines et financières. «On est obligé d’avoir du personnel pour s’occuper de ce problème et de lui fournir de la formation, d’où des dépenses supplémentaires», avance Yan Charbonneau.

«D’autant plus que souvent, le client orphelin a dû entreprendre de nombreuses démarches avant de faire appel à nous. Il a donc peut-être atteint un niveau élevé de frustration. Il ne s’agit donc pas d’un client facile à gérer», observe Yan Charbonneau. Il explique que ce sont des employés qui n’ont pas de licence qui s’occuperont des tâches qui n’en nécessitent pas, par exemple les changements d’adresse ou le suivi des primes non honorées à la suite d’un découvert au compte bancaire du client. Le cabinet de Lévis tente lui aussi de racheter les blocs d’affaires de représentants qui s’en vont pour constituer de plus petits blocs faciles à redistribuer.

AFL évalue également une nouvelle option. «Nous envisageons de modifier nos contrats avec les nouveaux représentants afin de leur imposer l’obligation de transférer leurs portefeuilles vers leur nouvelle agence s’ils nous quittent ou de nous vendre leur book lorsqu’ils prendront leur retraite», dévoile-t-il à Finance et Investissement.

En fait, tant Adrien Legault que Yan Charbonneau se réjouissent de la nouveauté relative de leur cabinet. «Dans les agences plus jeunes, le problème est moins sérieux, car il n’y a pas beaucoup d’anciens représentants qui ont des droits acquis découlant des anciens contrats», observe Adrien Legault. En effet, les anciens contrats pouvaient même prévoir le versement des commissions aux héritiers du représentant, d’où un fort incitatif pour un représentant inactif de conserver son portefeuille.

La balle dans le camp des assureurs ?

Yan Charbonneau souhaiterait néanmoins un petit coup de main de certains assureurs. Il souligne cependant la bonne volonté de certains d’entre eux. «Certains assureurs acceptent que les clients les appellent directement et ils effectuent certaines tâches administratives comme les changements d’adresse ou de comptes bancaires. Cela nous aide énormément», reconnaît-il.

«Cependant, d’autres assureurs repassent ces tâches aux conseillers. Si le conseiller est parti, ça retombe sur les agents.» Il y va également d’une suggestion. Il aimerait que les assureurs prennent la décision d’interdire à des représentants inactifs de toucher une rémunération. Cela aurait pour effet, selon Yan Charbonneau, d’inciter les conseillers inactifs à vendre leur portefeuille.