Au cours des dernières années, quand un investisseur vendait des actions dans le marché, il y avait de fortes possibilités que l’acheteur en ait été la société qui les avait émises. Depuis 2009, les sociétés du S&P 500 ont déboursé plus de 2 000 G$ US pour racheter leurs propres actions, selon Bloomberg.
En 2013, selon une étude de S&P Dow Jones Indices (SPDJI), elles ont injecté environ 80 % de leurs bénéfices dans le rachat d’actions et l’émission de dividendes. Selon une compilation effectuée en octobre 2014, et rapportée par Bloomberg, elles étaient en voie d’y engloutir 95 % de leurs bénéfices pour cette année-là.
L’an dernier, les quelque 550 G$ US dépensés par les entreprises en rachats d’actions ont surpassé de 468 G$ US la totalité des investissements effectués dans les fonds communs de placement et les fonds négociés en Bourse, toujours selon Bloomberg. Durant la période de 1997-2000, l’inverse prévalait : les achats des fonds communs d’actions dépassaient de 222 G$ US le total des rachats par les entreprises.
Les rachats d’actions, constate Bloomberg, sont donc le principal carburant qui a propulsé le marché haussier qui a cours depuis six ans. Il en résulte un cercle «vertueux» : le prix des actions des entreprises qui procèdent à des rachats dépasse celui des entreprises qui ont plutôt injecté leur encaisse dans des dépenses en capital, selon une étude de Barclays.
Meilleurs rendements
Bloomberg note de son côté que l’indice de rachat S&P 500 (Buyback Index), qui contient les 100 sociétés affichant le ratio de rachat le plus élevé, a gagné 12,8 % sur une période d’un an jusqu’au 12 mai 2015, alors que l’indice S&P 500 n’a progressé que de 16,4 %. De 1994 à 2014, la moyenne de surperformance du S&P Buyback Index a été de 5,5 points de pourcentage par an.
Des dépenses aussi élevées en rachats d’action n’ont pas été faites au détriment des dépenses en capital. L’étude de SPDJI rapporte que les entreprises ont augmenté celles-ci depuis 1994 jusqu’à atteindre un niveau record de 739 G$ US en 2013, en puisant à même leur encaisse qui, selon Bloomberg, s’élève actuellement à 1,6 billion de dollars américains.
Il reste que les rachats et dividendes dominent les sorties de capital depuis 2004. En 1994, la première année recensée par l’étude de SPDJI, les dépenses en capital représentaient presque le double des sommes consacrées aux rachats et dividendes. Un renversement s’est opéré depuis 2004, les rachats et dividendes, à 887 G$ US, étant de 20 % supérieurs aux dépenses en capital.
L’allocation de capital est «une variable très sensible et peut être un facteur de décision important», selon Richard Beaulieu, vice-président et économiste principal chez Addenda Capital, à Montréal.
Celui-ci note trois grandes orientations que peut prendre l’allocation en capital : a) investir dans des projets d’expansion (R-D, immobilisations, achat de concurrents, extension de marchés, etc.) ; b) rembourser de la dette ; c) reverser du capital aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachat d’actions.
L’option que privilégiera une entreprise dépend d’une foule de facteurs. Par exemple, note Richard Beaulieu, «le marché n’aime pas que, dans des industries arrivées à maturité et qui ont peu de perspectives de croissance intérieure, certains acteurs se lancent dans des programmes d’investissement élevé dans des infrastructures».
Par contre, poursuit Richard Beaulieu, «le marché ne s’oppose pas aux investissements d’entreprises dans des secteurs où le potentiel de croissance interne est élevé. C’est ce qu’on voit souvent dans des entreprises de petite capitalisation qui développent de nouvelles technologies ou de nouveaux marchés».
Un critère de décision majeur est la rentabilité d’une mise de fonds, selon Richard Guay, professeur de finances à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. «Si je prends 1 G$ pour racheter des actions, quel rendement puis-je espérer ? demande-t-il. Si j’ai un bénéfice par actions solide et un bon rendement de 15 %, c’est un investissement plus rentable que de construire une nouvelle usine.»
Une telle opération sera rentable dans la mesure où la valeur du marché est proche de la valeur comptable, prévient Richard Beaulieu : «Quand la prime payée par le marché est très élevée, cela peut se traduire par un rendement négatif.»
Selon Richard Guay, une entreprise qui connaît peu de croissance a tout avantage à reverser l’argent aux investisseurs par le rachat d’actions, laissant à ceux-ci le soin d’investir ce capital dans d’autres secteurs de l’économie qui ont des perspectives de croissance.
Certes, faire des dépenses judicieuses en capital est très souhaitable, comme le cas d’Apple et de son investissement dans le développement du iPhone. Par ailleurs, fait ressortir Richard Guay, «il y a beaucoup plus de chefs d’entreprise qui font erreur en tentant de croître qu’il n’y en a qui font erreur en rachetant leurs titres.»
Toutefois, la frénésie de rachat d’actions à laquelle nous assistons pourrait avoir une raison moins avouable : celle de doper la rémunération des dirigeants, puisqu’elle contient désormais une part importante d’actions et d’options de rachat d’actions, pense William Lazonick, professeur d’économie à l’Université du Massachusetts Lowell. «Les entreprises ont recours à une idéologie fausse, selon laquelle si on maximise sa valeur aux actionnaires, on contribue à l’efficacité de l’économie, a dit le professeur à Bloomberg. Cependant, la seule justification valable pour le faire, c’est que les dirigeants obtiennent une partie importante de leurs revenus par les rachats.»