Ainsi, lors du dépôt du budget fédéral de 2016, Ottawa éliminait la possibilité de multiplier trop facilement l’accès à la DPE, soit le taux réduit d’imposition des PME sur les premiers 500 000 $ de profits annuels.
Certains médecins, avocats et comptables travaillaient dans des regroupements de professionnels et tiraient avantage de cette situation depuis le milieu des années 2000, fait valoir Yves Chartrand. Par exemple, un groupe (pool) de 10 médecins ou avocats partageant essentiellement des activités similaires pouvaient tous, individuellement, profiter du taux réduit d’imposition sur les premiers 500 000 $ de profits annuels (potentiellement 10 fois 500 000 $, soit 5 M$ dans cet exemple, plutôt qu’un seul plafond de 500 000 $).
«Nous n’avons aucun problème à ce que le ministère des Finances ait bloqué cette avenue pour les pools de professionnels. Cela aurait même dû être fait bien avant», écrit Yves Chartrand.
Bien que la grande majorité des regroupements de professionnels qui utilisaient ce stratagème le faisaient par l’intermédiaire d’une technique qui impliquait, entre autres, une société en nom collectif, le ministère des Finances du Canada s’est aussi assuré qu’on ne puisse pas le faire en utilisant une société par actions de professionnels (central professional corporation).
Mauvaise méthode
Essentiellement, les règles proposées créent des catégories d’associés et visent à s’assurer du partage, entre les associés, d’un seul plafond des affaires relativement au revenu admissible à la DPE.
«La méthode retenue par les fonctionnaires du ministère des Finances du Canada pour éviter le problème de multiplication de la DPE via une central professional corporation est si mauvaise qu’à notre avis, elle relève carrément d’un véritable cirque et presque de l’arnaque», lit-on dans une lettre du CQFF intitulée «La grande déroute fiscale du ministère des Finances du Canada et de ses fonctionnaires».
Ce document cite des cas d’aberrations fiscales. Par exemple, un entrepreneur en construction qui obtient un important contrat de rénovation d’une caisse Desjardins de sa localité perdra la DPE sur le revenu de ce contrat parce que son épouse est membre de cette caisse et que le revenu tiré de ce contrat représentera plus de 10 % des revenus de l’entreprise pour l’année.
Lors du congrès de l’Association de planification fiscale et financière, à Montréal, au début d’octobre, la fiscaliste Valérie Ménard, associée chez Hardy, Normand & Associés, relevait d’autres cas de contribuables qui ne cherchaient pas à mettre en place de stratagèmes fiscaux, mais qui se trouvent pénalisés par les nouvelles règles. Comme celui d’un actionnaire d’une PME, monsieur P., qui touche 15 % de ses revenus auprès d’une grande société privée. Comme sa soeur est une employée de cette grande société et qu’elle en est aussi actionnaire en raison du plan d’actionnariat, les revenus tirés par la PME pour des services rendus à sa société ne seraient pas admissibles à la DPE.
«En pratique, le risque d’erreur est élevé. Vous direz que puisque sa soeur est une employée, monsieur P. aurait dû avoir des doutes sur le fait qu’elle pourrait avoir des actions, et qu’il pourrait lui poser des questions au sujet des avantages liés à son emploi. Peut-être. Mais sa soeur pourrait aussi avoir investi dans la grande société privée et monsieur P. devrait lui demander de communiquer son bilan personnel à Noël. C’est un peu particulier», a-t-elle déclaré.
Valérie Ménard a également soutenu que les règles proposées obligeront les PME à segmenter leur clientèle en fonction de critères fiscaux : «Cette information n’est pas utile aux PME et cela ne fera qu’augmenter leur fardeau administratif.»
C’est sans compter que le langage qu’utilise le ministère des Finances est «très complexe et comporte des difficultés d’application en pratique».
«Bien que les annonces du 18 juillet dernier leur aient fait de l’ombre, les nouvelles règles relatives à la DPE seront un sujet d’actualité encore pendant plusieurs mois, et les exemples de situations où leur application donne des résultats aberrants ne font que commencer à être aperçus», a déclaré Valérie Ménard.
Selon Yves Chartrand, le problème de multiplication de la DPE aurait facilement pu être bloqué par l’intermédiaire d’une règle antiévitement spécifique qui aurait suffisamment fait peur à la communauté fiscale, écrit-il dans sa note : «Il aurait été assez simple, au besoin, d’en prévoir une autre encore plus pointue visant spécifiquement les central professional corporations. Mais non ! Lesdits fonctionnaires du ministère des Finances du Canada ont plutôt choisi une autre voie beaucoup plus nuisible à une tonne de PME au Canada qui n’ont strictement rien à voir avec ce problème.»
Yves Chartrand déplore que nombre d’organisations spécialisées en fiscalité aient déjà soumis beaucoup d’autres exemples d’application de cette règle absurde qui crée de nombreuses victimes innocentes parmi les PME.
Le ministère des Finances n’a pas souhaité réagir à ces critiques. «Le ministère prend note des commentaires des intervenants et du public au sujet des règles fiscales. De façon générale, le ministère n’émet pas de commentaires sur ceux-ci», indique un de ses responsables des relations avec les médias dans un courriel.