Pour l’heure, on sait que la perte d’un énième gestionnaire indépendant renforce la tendance à la consolidation de la gestion de portefeuille entre les mains des banques. Pourquoi Stephen A. Jarislowsky a-t-il décidé de vendre maintenant ? Que compte faire la Scotia avec cette acquisition ? Finance et Investissement s’est penché sur les effets potentiels de cette transaction majeure.
Jarislowsky Fraser n’avait plus vraiment d’autre choix que de vendre, selon Daniel Thompson, vice-président, gestion de portefeuille chez Gestion de patrimoine Lorne Steinberg.
«Je crois que Jarislowsky Fraser avait perdu beaucoup de plumes depuis une dizaine d’années. Ça n’allait pas si bien que ça, souligne-t-il. C’est surtout un gestionnaire institutionnel canadien et le marché est limité, voire en décroissance. Ils n’ont pas beaucoup de profondeur ailleurs, comme aux États-Unis. L’idée, c’est d’inviter un grand frère [Scotia] à la table afin de croître.»
La firme d’environ 150 employés, qui a déjà valu quelque 60 G$ en actif sous gestion (ASG) au début des années 2000, en vaudrait environ 40 G$ aujourd’hui.
En outre, la question de la succession de Stephen A. Jarislowsky, âgé de 92 ans, devenait inévitable. Les sources que nous avons interrogées estiment que le fondateur de la firme montréalaise créée en 1955 détenait «100 % des actions avec droit de vote», selon Daniel Thompson, ou «85 % de la boîte», selon Alain Chung, président du conseil et chef des investissements chez Corporation gestion de placements Claret.
«Personne n’avait les reins assez solides à l’interne pour le racheter, pense Alain Chung. La seule façon de résoudre le problème de succession, puisqu’il n’y avait pas de plan de passation des pouvoirs en place, c’était de chercher à vendre à l’extérieur.»
Vendue à prix d’or
Si le prix payé par la Scotia afin d’acquérir la montréalaise semble élevé, c’est «sans doute pour la réputation, la stabilité» que représente Jarislowsky Fraser, dit Alain Chung. L’effet de rareté a sans doute aussi joué un rôle. «Il ne reste pas grand comparables sur le marché. C’est un peu comme une peinture de Léonard de Vinci : si tu veux l’obtenir, tu vas payer le gros prix», illustre-t-il.
Daniel Thompson compare quant à lui la transaction à l’achat de Phillips, Hager & North par la Banque Royale en 2008. «Jarislowsky détient un portefeuille de clients avec une valeur nette assez élevée. Ce qui me surprend, c’est que la Scotia paie 20 ou 25 fois les bénéfices. Je trouve que la banque a payé très cher, mais elle a une vision à très long terme. Elle paie pour la marque. La Scotia va aussi ajouter des talents à son équipe, mais certains emplois vont se perdre, c’est sûr. Il y a sans doute des gens très compétents qui seront transférés à Toronto.»
Roger Beauchemin, président et chef de la direction d’Addenda Capital, se montre plus optimiste. D’autant plus que, selon le communiqué qui a annoncé la transaction, le siège social de Jarislowsky Fraser doit rester à Montréal.
«Si la transaction se déroule bien et que les deux cultures d’entreprise font bon mélange, ça peut être une excellente nouvelle pour le Québec. Une firme comme Jarislowsky qui reste à Montréal, ça devient une excellente école. Quant à la Scotia, tant sur le plan des cerveaux que des actifs, cet achat-là, c’est une bonne façon de déployer son capital.»
Les intentions de la Scotia
Selon Roger Beauchemin, l’objectif de cet achat par la Scotia est sans aucun doute «de prendre de l’ampleur dans la gestion de patrimoine. Et puis, ça lui apporte des relations privilégiées au Québec, bien que Jarislowsky soit présente sur le plan national.»
Rappelons qu’avec cette transaction, la Scotia devient le troisième gestionnaire d’actifs productifs en importance au Canada, avec 166 G$ d’ASG au 31 décembre 2017.
«Je n’entends pas souvent parler de l’équipe institutionnelle de la Scotia, remarque Daniel Thompson. [Avec cet achat], la banque va ajouter du talent dans ce secteur. Par ailleurs, est-ce qu’elle va attirer des clients avec des fonds de détail portant le nom de Jarislowsky Fraser ? Si le nom, la marque, l’y aide, tant mieux. Cependant, le plus important, ce sont les clients à valeur nette élevée et ce n’est pas au coeur du portefeuille de Jarislowsky.»
Selon un article publié par Les Affaires en février 2018, 77 % des actifs sous gestion de Jarislowsky proviennent du secteur institutionnel alors que le reste est issu de clients fortunés.
Pour Alain Chung, «la gestion de portefeuille, c’est le point faible de la Scotia». Par cette transaction, l’institution vient donc pallier ce manque d’un seul coup. «Parce que pour croître rapidement, il faut acheter, dit-il, et c’est une industrie qui peut être très rentable. Maintenant, la banque possède une plateforme pour construire, pour offrir plus de services.»
Un prix de référence
C’est également une industrie qui se consolide à la vitesse grand V. Pour Alain Chung, ce n’est pas une mauvaise nouvelle, tant s’en faut. «Pour les indépendants qui restent, nous sommes très contents, parce que cette transaction-là, au prix payé par la Scotia, donne un prix de référence pour les gestionnaires indépendants.»
Le message est clair : les firmes qui restent valent beaucoup. «J’imagine que des gens comme Jean-Guy Desjardins, [président du conseil d’administration et président et chef de la direction] de Fiera Capital, sont très heureux. Aucun doute, Stephen A. Jarislowsky possède les dons de négociateur de Donald Trump», ajoute-t-il en riant.
Quant à savoir quelle prochaine firme indépendante éveillerait l’intérêt d’un acteur de la taille de la Scotia pour un achat, Alain Chung répond de but en blanc que «Letko, Brosseau et Associés ferait une cible intéressante».
Il n’en demeure pas moins que la taille d’une société a plus ou moins d’importance, affirme Roger Beauchemin.
«Les acteurs canadiens sont petits sur l’échiquier mondial. Ce qui change la donne pour un gestionnaire de portefeuille, c’est la gestion et le service qu’il offre. Notre modèle d’affaires est simple, dit-il, nous devons ajouter de la valeur. C’est l’exécution qui est complexe.»
La transaction entre la Scotia et Jarislowsky Fraser doit être conclue entre mai et la fin juillet 2018.