Les déchéances peuvent emprunter plusieurs formes, depuis la difficulté à se rappeler de la personne qui détient leur procuration, jusqu’à l’oubli des détails d’une pension ou de l’endroit où leur testament est conservé.

Outre la détresse personnelle qu’un conseiller peut ressentir en voyant son client commencer à perdre sa capacité mentale, il peut s’avérer difficile de savoir qu’elles mesures il doit prendre dans de telles situations. Doit-on intervenir, tout en risquant de faire la mauvaise chose, ou ne rien faire et laisser le client se débattre seul ?

Selon Laura Tamblyn Watts, avocate, défenseure de longue date des aînés et récemment nommée directrice nationale du droit, des politiques et de la recherche auprès de CARP (anciennement Canadian Association for Retired Persons): «Tout le monde est d’accord: les gens du secteur des services financiers sont pris entre deux feux. C’est-à-dire qu’ils seront critiqués s’ils agissent, mais ils le seront aussi s’ils n’agissent pas. S’ils ne signalent pas [les problèmes d’incapacité], ils se trouvent exposés à un risque de responsabilité. S’ils le rapportent, ils peuvent être à risque de violer les lois sur la vie privée [et] peut-être ainsi, aggraver [la situation]».

Bien que le défi soit reconnu depuis longtemps par les conseillers et leurs cabinets, les outils permettant d’identifier les clients en perte de capacités cognitives ne sont pas légion et sont peu adoptés. Cela pourrait toutefois changer. Laura Tamblyn Watts, coauteure d’un rapport conjoint publié en novembre 2017 par le Centre canadien pour le droit des aînés (CCEL) et la Fondation canadienne pour l’avancement des droits des investisseurs (FAIR Canada) sur les investisseurs vulnérables, affirme que la recherche qui sous-tend le rapport révèle des failles préoccupantes dans le secteur des services financiers. En effet, selon elle, les entreprises et les conseillers signalent tous les jours des situations préoccupantes concernant des clients âgés et réclament des conseils et du soutien.

«Plusieurs grandes sociétés d’investissement nous ont approchés pour nous dire : »Nous n’avons pas besoin d’attendre que les régulateurs agissent. Dites-nous quelle est la meilleure pratique ».», illustre Laura Tamblyn Watts.

Les régulateurs demeurent prudents. À la fin du mois de mars, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) a publié un avis traitant des questions touchant les aînés, et qui reprenait plusieurs des recommandations clés du rapport conjoint du CCEL et de FAIR Canada.

L’Avis 11-779 du personnel de la CVMO: Stratégie pour les aînés demande une refonte majeure de la façon dont les services financiers sont offerts aux aînés. Les principales recommandations comprennent: le recours aux personnes de «confiance» susceptibles d’être contactées si le comportement ou les transactions d’un client dans ses comptes sont préoccupants; la mise en place, par voie légale, d’une «sphère de sécurité» visant à protéger les conseillers et leur cabinet de toute responsabilité s’ils décident de geler temporairement le compte d’un client en raison de soupçons de fraude ou d’une détérioration du jugement de la part du client; des conseils spécifiques pour les entreprises et les conseillers dans la collecte d’informations auprès des clients vulnérables; des conseils dans la supervision des comptes des clients; et une communication avec les clients afin de les soutenir dans la prise de décision à mesure qu’ils vieillissent.

L’avis de la CVMO renferme des recommandations relativement aux titres de compétence en finance, qui peuvent porter à confusion ou être trompeurs, à une meilleure interaction entre les organismes de réglementation et les organisations pour traiter des questions telles que les procurations et les lois sur la vie privée, et à une améliorant du soutien, de la recherche, de l’éducation et de la sensibilisation.

«Ce ne sont pas seulement des recommandations», affirme Tyler Fleming, directeur du bureau des investisseurs auprès de la CVMO. «Ce sont des engagements que la CVMO poursuivra au cours de la prochaine année.»

Bien que Tyler Fleming note que la CVMO ne peut pas apporter de changements dans d’autres juridictions au Canada, l’organisme de réglementation cherche à collaborer avec d’autres organismes de réglementation et agences à travers le pays. «Nous pensons avoir quelque chose d’important à apporter à cette discussion», affirme-t-il.

La CVMO est loin d’être seule. Une vague de changement traverse le pays. D’autres provinces, des groupes sociaux et des sociétés de services financiers développent de nouveaux outils pour soutenir les clients vieillissants. Ces changements apparaissent à la fois dans la législation, les protocoles de conduite produits par des groupes tels que le CCEL, de même que dans les outils internes d’orientation des entreprises.

Par exemple, selon un document de consultation de la Commission des services financiers et des services aux consommateurs du Nouveau-Brunswick (FCNB) sur les abus financiers publié en novembre 2017, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse arrivent en tête du pays avec le plus haut pourcentage de personnes âgées par habitant – près de 20% -. Le document de consultation préconise plusieurs mesures connexes, notamment la définition de termes clés tels que «l’exploitation financière», qui figurent dans la Loi sur la protection des renseignements personnels et dans d’autres lois, mais qui ne sont pas définis explicitement.

Lorsque les personnes âgées sont exploitées, cela peut être difficile à repérer, note Rick Hancox, chef de la direction de la FCNB. Par exemple, un enfant majeur pourrait commencer à encaisser le REER de son parent sans un consentement approprié de celui-ci ou bien un fournisseur de soins pourrait utiliser la carte de crédit d’un aîné pour remplir le réservoir d’essence de la voiture du soignant.

L’initiative de la FCNB, qui, selon Rick Hancox, évoluera au cours du printemps, vise à fournir un cadre permettant aux gens d’agir plus facilement lorsqu’ils soupçonnent qu’une personne âgée court un risque d’abus financier.

Mais il demeurera difficile et complexe d’apporter tous les changements souhaitables ou requis. Rick Hancox fait remarquer qu’il est nécessaire de trouver un équilibre entre la reconnaissance du potentiel de fausses allégations d’abus et la nécessité de protéger les clients contre tout préjudice.

«C’est une initiative importante, convient-il. Et la question est pertinente partout au pays.»

Les organisations de l’industrie se penchent également sur la question. L’Institut des fonds d’investissement du Canada (IFIC), par exemple, a participé à la consultation de la FCNB, en commentant notamment la question touchant la mise en place d’un encadrement légal en matière de «sphère de sécurité», celle sur les définitions du terme «abus financier» et sur les lignes directrices des entreprises membres.

Un courriel adressé à Investment Executive par Paul Bourque, président et chef de la direction de l’IFIC, salue les efforts de la FCNB: «Clarifier la façon de gérer ces situations difficiles sera très utile aux conseillers et à leurs cabinets. En plus de contribuer à ces efforts par l’entremise de commentaires, l’IFIC aborde la question par le biais de son Groupe de travail sur les investisseurs vulnérables, qui se concentre sur la définition des meilleures pratiques et fournit des outils pratiques pour guider les conseillers dans leur travail avec ces investisseurs».

Pris ensemble, ces initiatives et réponses marquent une nouvelle ère, affirme Laura Tamblyn Watts: «Jamais je n’ai vu autant d’acteurs clés être autant investis dans ce dossier. Ce sont des efforts extrêmement robustes.»

La démographie est une des principales raisons pour lesquelles le changement s’opère sur plusieurs fronts à la fois. Selon les derniers chiffres du recensement, il y a plus de Canadiens âgés de plus de 65 ans (près de 17%) que ceux qui ont moins de 14 ans. De plus, le pourcentage d’aînés devrait atteindre 25% d’ici 2031. La tranche de population qui croît le plus rapidement est celle des centenaires.

Des recherches récentes démontrent la complexité et la profondeur du problème. La Stratégie des aînés de la CVMO cite une recherche américaine qui suggère que les problèmes concernant l’argent comptent parmi les premiers signes cliniques qu’un individu peut entrer dans les premiers stades de la démence. C’est un problème particulièrement difficile pour les conseillers, étant donné que les clients peuvent ne pas montrer d’autres signes de déclin mental. Pour cette raison, les conseillers peuvent régulièrement être les premiers à constater qu’un client éprouve des difficultés.

Ensuite, il y a toute la question entourant la complexité des produits financiers et des stratégies de planification financière, qui semble augmenter chaque année. De plus en plus, les retraités ont une image financière trouble parce que graduellement, leurs actifs et leurs sources de revenus proviennent de sources plus nombreuses, alors que ces clients sont toujours endettés. Et, bien sûr, bien que la complexification de la documentation qui est fournie puisse être décourageante pour n’importe qui, les personnes âgées qui font face à un tas de formulaires de plusieurs pages, en particulier, peuvent devenir confuses et vulnérables aux abus perpétrés par d’autres personnes.

La recherche indique que les personnes aux prises avec un déclin cognitif sont souvent réticentes à donner une voix à leurs luttes ou à demander de l’aide. Cela peut être dû à l’embarras ou même au manque de conscience qu’ils éprouvent de leurs défaillances mentales récurrentes. Pour aggraver les choses, la famille et les amis peuvent également être réticents à agir.

Selon le document de consultation de la FCNB: «Lors d’un sondage provincial mené en 2017 par la FCNB, 25% des adultes interrogés ont déclaré qu’ils connaissaient personnellement une personne âgée qui a été ou peut avoir été victime de violence financière. Cependant, 78% de ceux qui connaissaient ou soupçonnaient un abus financier ne l’ont pas signalé.»

Cependant, les représentants n’ont pas le luxe de ne rien faire, affirme Krista James, directrice nationale du CCEL, qui est membre du British Columbia Law Institute de l’Université de la Colombie-Britannique. Elle insiste sur la nécessité, pour les conseillers, de prendre les choses en main avant qu’un client ne commence à avoir des difficultés mentales.

«La capacité mentale est et a toujours été fondamentale pour la pratique de tout professionnel», explique Krista James. «Chaque fois que nous interagissons avec un client, nous devons nous assurer qu’il comprenne ce qui se passe.»

Les moyens de se préparer incluent la formation et la connaissance des protocoles de conduite, la mise en place d’un réseau de professionnels et d’agences pouvant aider, et l’utilisation de techniques assez simples pour sonder la capacité d’un client, explique James.

«Les conseillers doivent savoir à quoi ressemblent les problèmes de capacité mentale, dit-elle. Ils ont besoin de faire une évaluation informelle dans leur tête, rapidement, pour savoir si un client a la capacité de faire une transaction. Ils ont besoin de savoir quelles questions poser. Y a-t-il des ressources locales pouvant être consultées? Et dans quelles circonstances [ces ressources] devraient-elles s’impliquer? [Les conseillers] doivent savoir, avant d’entrer dans une rencontre: quelles sont les options juridiques dans leur juridiction; quelle est la politique de leur entreprise; quand et comment faire progresser un dossier [si il nécessite une intervention]. »