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Les conclusions de cet arrêt sont intéressantes sur le plan juridique puisque les questions touchent plusieurs règles entourant les fiducies ainsi que des effets du mariage prévues au Code civil du Québec (« C.c.Q. »). Le cœur du litige réside dans la question suivante : lors du partage du patrimoine familial, survenu à la suite du décès de la conjointe, Mme Yared (« Défunte »), doit-on inclure ou non la valeur d’une résidence (« Immeuble ») servant à l’usage de la famille détenue par une fiducie familiale?

Dans ce litige, les demandeurs, les frères de la Défunte et liquidateurs de sa succession, soutiennent que la valeur de l’Immeuble devrait être prise en compte dans le calcul du patrimoine familial. Le défendeur, M. Karam, le conjoint de la Défunte, est plutôt d’avis que la valeur de cette résidence ne doit pas être prise en compte dans le calcul du patrimoine familial étant donné que c’est la Fiducie qui détient l’Immeuble. La conclusion de ce litige est importante pour la succession de la Défunte : si l’Immeuble est inclus dans le partage du patrimoine familial, la succession est solvable, sinon la succession devient alors insolvable.

Dans son jugement de premièere instance, la Cour supérieure avait établi que la valeur de l’Immeuble devait être incluse dans le calcul du patrimoine familial alors que cette résidence était détenue par la Fiducie. En deuxième instance, la juge est toutefois venue contredire cette décision et a décié qu’en vertu du contexte et de l’intention des parties au moment de la mise en place de cette structure, la valeur de cette résidence ne devait pas être incluse dans le calcul du patrimoine familial puisque cette résidence ne faisait pas partie du patrimoine des époux, mais appartenait bien au patrimoine de la Fiducie. Il n’y avait donc aucune raison de soulever le « voile fiduciaire » dans ce cas. Ce jugement tranche également la question du droit d’usage de l’Immeuble qui doit faire l’objet d’une analyse approfondie dans le contexte d’un litige matrimonial impliquant une fiducie.

Les faits

M. Karam et Mme Yared se sont mariés au Liban en 1998 sous le régime de la séparation de biens et de leur union sont nés quatre enfants (« Enfants »).

En août 2011, Mme Yared reçoit un diagnostic de cancer et la famille décide alors de s’établir à Montréal, pour bénéficier de soins de santé et être plus proche de leur famille habitant déjà Montréal.

En octobre 2011, suivant les conseils des frères de Mme Yared, les époux ont constitué la Fiducie, dans un but de protection d’actifs pour leurs Enfants. Les fiduciaires de la Fiducie sont M. Karam et sa mère. Les bénéficiaires sont Mme Yared et les Enfants. L’acte de fiducie stipule que M. Karam est l’électeur, lui donnant la possibilité d’élire, suivant l’article 1282 C.c.Q., de nouveaux bénéficiaires ou de destituer les bénéficiaires existants, en plus de déterminer comment les revenus et le capital seront distribués entre les bénéficiaires.

En juin 2012, la Fiducie fait l’acquisition de l’Immeuble et la famille s’y installe. Il est important de mentionner que cette résidence n’était la propriété d’aucun des époux et aucune preuve n’a démontré un transfert de biens provenant des époux en faveur de la Fiducie. Également, le témoignage de M. Karam a prouvé que, lorsque la Fiducie a acquis l’Immeuble, les époux ne connaissaient pas l’existence ni le contenu des dispositions du Code civil portant sur le patrimoine familial et qu’ils n’ont cherché, d’aucune manière, à contourner la loi.

En juillet 2014, Mme Yared introduit une demande en divorce. Elle quitte la résidence, mais le reste de la famille continue d’y habiter.

En août 2014, Mme Yared signe un testament notarié dans lequel elle laisse tous ses biens, en parts égales, à quatre fiducies au bénéfice de chacun des Enfants.

En avril 2015, Mme Yared décède, sans que le divorce soit prononcé, et les demandeurs sont nommés, aux termes du testament de 2014, à titre de liquidateurs de sa succession.

En mars 2016, le défendeur intente des procédures demandant l’annulation du testament signé par la Défunte en 2014.

Le 12 juillet 2016, un acte de renonciation de sa faculté d’élire est signé par acte notarié par le défendeur afin de révoquer toute possibilité de modifier les bénéficiaires actuels de la Fiducie.

Le 19 juillet 2016, les demandeurs intentent le recours afin d’obtenir un jugement déclarant que la résidence familiale fait partie du patrimoine familial, malgré le fait qu’elle soit détenue dans la Fiducie.

Rappel des règles de base entourant la fiducie

La fiducie est un acte juridique par lequel une personne, le constituant, transfère la propriété d’un ou de plusieurs biens à un fiduciaire à charge pour lui d’administrer ces biens pour un ou plusieurs bénéficiaires, dans le but de les affecter à une fin particulière permise par la loi. Ces règles sont prévues aux articles 1260 et suivants C.c.Q.

La fiducie est composée de trois intervenants majeurs : le constituant, le fiduciaire et le bénéficiaire. Le constituant met en place la fiducie en transférant la propriété d’un ou de plusieurs biens dans le patrimoine fiduciaire. Le fiduciaire administre et exerce la saisine des biens transférés pour le compte des bénéficiaires. Le fiduciaire est assujetti aux obligations d’un administrateur du bien d’autrui selon les articles 1299 et suivants C.c.Q. Le bénéficiaire, quant à lui, a droit aux fruits et revenus et(ou) au capital de la fiducie suivant les directives contenues à l’acte de fiducie ou encore la discrétion du fiduciaire.

La fiducie est un patrimoine autonome et distinct de son bénéficiaire et ne possède pas de personnalité juridique, mais en possède certains de ses attributs, soit un patrimoine distinct de ses intervenants. Les biens transférés en fiducie n’appartiennent plus au constituant, au fiduciaire ou au bénéficiaire. Ces derniers n’ont alors aucun droit réel sur ces biens. Plusieurs situations peuvent justifier l’utilisation de fiducies : la protection d’actifs, des économies d’impôts, la protection d’un conjoint vulnérable, d’un héritier « immature financièrement » ou handicapé, d’enfants mineurs ou encore afin d’assurer la pérennité des actifs entre plusieurs générations.

Les biens transférés dans le patrimoine fiduciaire sont affectés à une fin particulière. Le constituant se doit, lors de la mise en place de la fiducie, d’en déterminer l’affectation pour les bénéficiaires. L’affectation et l’intention du constituant se retrouvent généralement dans l’essence même de l’acte de fiducie et les juristes qui en rédigent se doivent de moduler chacun des actes de fiducie suivant les indications, directives et besoins du constituant. Lors de conflits ou de demande de modification ou d’annulation de la fiducie, la Cour examinera l’affectation de la fiducie et la preuve externe viendra appuyer ou contredire la notion d’affectation ou d’intention qu’avait le constituant lors de la mise en place de la fiducie afin de rendre son jugement.

Rappel des règles de base entourant le patrimoine familial

Entré en vigueur le 1er juillet 1989, le patrimoine familial fut établi afin d’instaurer l’égalité économique des époux et pour protéger le conjoint pouvant se retrouver financièrement désavantagé à la fin de l’union. Dès le mariage, il y a création d’un patrimoine familial constitué de certains actifs qui seront partagés en parts égales entre les époux en cas de dissolution du lien matrimonial.

Il est important de mentionner que plusieurs tribunaux, notamment dans les décisions Yared (Succession de) et Tardif c. Proulx, 2009 QCCS 3184, sont venus statuer sur le fait que les règles régissant le patrimoine familial sont d’ordre public et que, depuis son adoption, le patrimoine familial s’appliquait à tous les conjoints mariés résidant au Québec suivant le jugement Droit de la famille – 1363, [1991] R.J.Q. 2514. L’article 415 C.c.Q. dresse la liste des biens constituant le patrimoine familial, soit les biens suivants : les résidences de la famille et les droits qui en confèrent l’usage, les voitures, les régimes enregistrés d’épargne-retraite (REER), etc. L’article 416 C.c.Q. prévoit qu’en cas de séparation, la valeur des biens est divisée en parts égales entre les époux et l’article 423 C.c.Q. vient établir que les époux ne peuvent renoncer à leurs droits dans le patrimoine familial qu’à compter du décès, du jugement de divorce ou de la nullité du mariage.

La « levée du voile fiduciaire » dans un contexte matrimonial

Le patrimoine autonome et distinct de la fiducie peut tenter certains conjoints qui voudraient y transférer des biens en les soustrayant du patrimoine familial. Ces dernières années, des jugements ont été rendus afin de contrecarrer ces transferts en procédant, notamment, à la « levée du voile fiduciaire ».

Rappelons d’entrée de jeu que ce concept de « levée du voile » n’existe pas pour les fiducies, mais qu’on le retrouve plutôt aux articles se rapportant aux sociétés. En effet, l’article 317 C.c.Q. établit que « la personnalité juridique d’une personne morale ne peut être invoquée à l’endroit d’une personne de bonne foi, dès lors qu’on invoque cette personnalité pour masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public ». Ainsi, la Cour a plus d’une fois levé le voile corporatif d’une société dans des cas d’abus ou de fraude en venant limiter la personnalité juridique distincte de la société de son ou de ses actionnaires.

En ce qui concerne les fiducies, des jugements ont également établi qu’il était possible de « lever le voile fiduciaire » dans certains cas en se basant sur les décisions portant sur la notion du voile corporatif. Ce fut le cas lorsque la preuve démontrait que l’un des conjoints avait été lésé et que le patrimoine familial avait été appauvri comme dans les jugements Droit de la famille – 3511, [2000] R.D.F. 93 (C.S.) (« Droit de la famille – 3511 »), et Droit de la famille – 071938, [1994] R.J.Q. 378.

Résumé de l’affaire en première instance : jugement Yared (Succession de)

En première instance, le tribunal souligne qu’un patrimoine familial est créé par le mariage et que les règles du patrimoine familial sont d’ordre public.

Selon cette décision, l’existence d’une fiducie familiale ne devrait pas empêcher l’inclusion de la résidence dans le patrimoine familial et que la « levée du voile fiduciaire » devrait permettre l’application des règles du patrimoine familial. Ce jugement vient également ajouter que l’article 415 C.c.Q. prévoit que les droits d’usage de la résidence familiale sont inclus dans le patrimoine familial et donc soutenir la « levée du voile fiduciaire dans cette affaire ». Se basant sur l’affaire Droit de la famille – 3511 pour son analyse, le juge penche en faveur des demandeurs notamment parce que le défendeur, de par son rôle de fiduciaire et d’électeur, exerce un contrôle sur la fiducie familiale.

Les conclusions du juge Gaudet en première instance viennent ainsi lever le voile fiduciaire et ajouter la valeur de la résidence dans le calcul du partage du patrimoine familial.

Résumé de l’affaire en deuxième instance : arrêt Karam

En deuxième instance, la Cour d’appel est venue analyser le jugement de la Cour supérieure de 2016 en se fondant sur les quatre moyens d’appel du défendeur qui étaient les suivants :

  • –  Premier moyen : le juge a erré en appliquant le concept de la levée du « voile corporatif » à une fiducie;
  • –  Deuxième moyen : si le concept de la levée du voile fiduciaire peut être utilisé, le juge a erré dans l’application des critères pertinents;
  • –  Troisième moyen : le juge a omis de prendre en compte la notion de bonne foi et la preuve non contredite à ce propos, ce qui constitue une erreur manifeste et déterminante;
  • –  Quatrième moyen : le juge a erré en concluant à des « droits qui en confèrent l’usage » et en fixant leur valeur, le cas échéant, au même niveau que celui de la valeur marchande de l’immeuble. S’il était saisi de la question portant sur l’inclusion ou non d’une valeur dans le calcul du patrimoine familial, la fixation de cette valeur n’était pas un objet du litige à trancher.

Puis la Cour a établi trois axes à analyser pour émettre ses conclusions :

– le concept de « levée du voile fiduciaire »;

– l’inclusion ou non d’une valeur pour la résidence aux fins du partage du patrimoine familial des époux; et

– la détermination de cette valeur, le cas échéant.

La « levée du voile fiduciaire »

Dans ce jugement, la Cour vient établir qu’il n’y a aucune preuve de mauvaise foi de la part du défendeur et qu’il ne fut pas prouvé qu’il a tenté d’éluder un bien du patrimoine familial lors de la constitution de cette structure. Par conséquent, la Cour juge que la Fiducie a été constituée en toute bonne foi par les époux, de manière libre, volontaire et éclairée.

La Cour vient également répéter que le concept de la levée du voile fiduciaire est une analogie de la levée du voile corporatif prévu à l’article 317 C.c.Q. Elle réitère alors que pour lever le voile corporatif, il faut prouver que quelqu’un cherche à invoquer la personnalité juridique d’une personne morale, à l’encontre d’une personne de bonne foi, afin de masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public.

La Cour est d’avis que la levée du voile fiduciaire n’est pas applicable aux fiducies, la fiducie ne détenant pas de personnalité juridique. Néanmoins, la Cour a énoncé que même si elle utilisait l’article 317 C.c.Q. dans le contexte de cette Fiducie, la preuve soumise ne lui permettrait pas de conclure que cette Fiducie avait été mise en place en lésant une personne de bonne foi pour masquer la fraude, l’abus de droit ou encore pour contrevenir à une règle d’ordre public.

Quant au fait que le défendeur est le fiduciaire et l’électeur de la Fiducie, la Cour note que ce dernier n’a jamais utilisé ses pouvoirs pour modifier ou réduire les droits des bénéficiaires de cette Fiducie. Puisque le défendeur a signé un acte de renonciation à ses pouvoirs d’électeur, la Cour confirme sa bonne foi.

La fiducie et le patrimoine familial

Les demandeurs prétendent que l’Immeuble détenu dans la Fiducie ne devait pas avoir pour conséquence d’éviter l’application des dispositions d’ordre public du patrimoine familial. La Cour, dans son jugement, n’est pas d’accord sur ce point. Elle indique qu’il faut regarder le but poursuivi par la Fiducie au moment de sa constitution ainsi que son affectation et non pas le résultat obtenu. La preuve révèle qu’en constituant la Fiducie, les époux ne cherchaient pas à éviter les dispositions relatives au patrimoine familial, se basant sur le fait que l’Immeuble n’a jamais été la propriété de l’un d’eux et n’a pas été transféré du patrimoine de l’un d’eux.

L’analyse des articles en lien avec le patrimoine familial est par la suite effectuée afin de déterminer si l’Immeuble détenu par la Fiducie ou sa valeur devait être pris en compte dans ce partage du patrimoine familial. La Cour énonce que si l’Immeuble avait été la propriété de l’un ou l’autre des époux et qu’il avait été transféré à la Fiducie, elle aurait pu envisager de prendre en compte des droits d’usage pour le partage du patrimoine familial. Comme la preuve n’a pas démontré qu’il y avait une entente entre la Fiducie et la famille pour résider dans l’Immeuble, la Cour ne considère pas qu’il y a un droit d’usage sur l’Immeuble en l’espèce. Elle vient également expliquer que, si des droits d’usage existaient sur l’Immeuble, il s’agirait de droits conjoints, qu’ils s’annuleraient lors du partage du patrimoine familial et conclut qu’il est inutile, en l’espèce, d’en déterminer la valeur.

Par conséquent, dans ce jugement de deuxième instance, la Cour accueille l’appel en s’opposant au jugement de première instance et en n’incluant ni l’Immeuble ni sa valeur dans le calcul du patrimoine familial.

Conclusion

Le monde des fiducies au Québec étant un sujet de droit relativement nouveau, chaque situation litigieuse permet de se questionner sur ce véhicule juridique et d’ajuster ce dernier selon les analyses et conclusions établies par la jurisprudence. À petits pas, ces jugements viennent nuancer les règles encadrant ce patrimoine d’affectation et en déterminent les balises juridiques.

La position de la Cour d’appel dans ce dossier démontre qu’une lacune existe en ce qui concerne les règles édictées pour les fiducies dans le Code civil du Québec. En effet, il y aurait certainement lieu qu’un article soit ajouté afin d’établir la levée du voile fiduciaire suivant les mêmes règles que celles établies pour le voile corporatif. Cet ajout viendrait clarifier certaines situations problématiques et assurer une protection contre les abus potentiels entourant les transferts de biens en fiducie.

Également, bien que les règles entourant le patrimoine familial soient impératives et d’ordre public, il est intéressant de voir que l’intention des parties lors de la transaction d’un bien pouvant être inclus dans le patrimoine est le point central de cette analyse. Il est également rassurant de constater qu’en cas de litige lié aux fiducies, les règles ne seront pas appliquées bêtement en suivant des jugements rendus suivant des situations similaires, mais bel et bien traitées selon le cas. Restons maintenant à l’affût du jugement de la Cour suprême du Canada pour la suite de cette affaire.

* Ce texte a paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 23, numéro 3, du mois de septembre 2018.