Selon la dernière version de la ligne directrice 19 (LD19) de l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP), les assureurs communiqueront bientôt aux clients l’ensemble de la rémunération directe des courtiers, en pourcentage et en dollars.
La possibilité d’une rémunération indirecte sous forme, par exemple, de bonis, de surcommissions ou de primes liés au volume d’affaires sera également notifiée, mais sans en préciser la valeur en dollars ou en pourcentage. Le client sera averti de l’existence de cette forme de rémunération, comme étant intégrée aux primes facturées à l’ensemble des clients.
Finalement, la valeur totale de la rémunération en nature, telle que les prêts à taux préférentiels et les services de soutien fournis par l’assureur, sera communiquée à la condition de dépasser 5 000 $ par année et par conseiller.
L’ACCAP précise que la rémunération directe touchant les nouveaux contrats sera communiquée à partir de janvier prochain. Pour sa part, la communication de la rémunération des contrats renouvelés devrait s’effectuer une année plus tard, en 2021.
Cela étant dit, ces paramètres pourraient être modifiés, à court et moyen terme.
« Notre document de référence évoluera avec le temps. Par exemple, au moment où on se parle, la rémunération indirecte sera communiquée sans en préciser la valeur en dollars et en pourcentage. La réaction des courtiers avait été très forte à cet égard », signale Lyne Duhaime, présidente de l’ACCAP-Québec.
Les connaisseurs et praticiens du domaine ayant accepté de s’entretenir avec Finance et Investissement ont soulevé divers enjeux qui se posent aux spécialistes de la distribution en assurance collective.
« Deux poids, deux mesures »
La LD19 suscite les critiques de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF). Son président, Flavio Vani, ne mâche pas ses mots.
« Nous déplorons que l’ACCAP se fasse à la fois juge et partie. À notre avis, c’est au régulateur de fixer les règles du jeu. Avec la LD19, nous avons une situation de deux poids, deux mesures, car le dévoilement ne touche pas la rémunération des agents exclusifs. En conséquence, les clients pourraient avoir l’impression qu’ils pourraient éviter de payer l’équivalent de la rémunération des courtiers indépendants s’ils faisaient directement affaire avec les assureurs. De plus, les assureurs ne sont pas tenus de communiquer leurs parts de revenus dans les divers régimes d’assurance collective », dit Flavio Vani.
Le président de l’association qui dit représenter 11 500 conseillers autonomes et représentants à commissions estime que « les assureurs sont en « conflit d’intérêts » ». « À mon avis, dit-il, leur but consiste à faire baisser les commissions. »
Sous le couvert de l’anonymat, trois conseillers nous ont dit craindre l’arrivée des assureurs dans la vente directe de produits d’assurance collective. « Ils pourraient faire valoir la possibilité d’éliminer la portion relative à la rémunération du conseiller », appréhende l’un d’eux.
Qui communiquera ?
Aux yeux de Chanelle Cartier, directrice administrative et conseillère en régimes d’assurance collective chez Lafond Avantages sociaux et actuariat, une des grandes questions qui se posent est « qui informera qui ? »
« Je ne vois pas de problème par rapport à la divulgation en tant que telle. Les clients ont le droit de savoir ce qu’ils paient. Mais tout est une question de méthode. Le fait que l’assureur communique la rémunération me fait me poser des questions. Cette forme de communication directe entre l’assureur et le client peut couper l’herbe sous le pied des conseillers bien intentionnés qui souhaitent prendre le temps d’expliquer leur rémunération, le fonctionnement de celle-ci ainsi que leur valeur ajoutée en tant que consultant à leur client. Un montant, pris hors contexte, sur un document, envoyé par un intermédiaire n’aide pas du tout la cause. C’est le travail du consultant de communiquer sa propre rémunération, c’est selon moi une question de confiance avec son client », dit Chanelle Cartier.
À titre d’ex-vice-président exécutif d’AXA Canada, Robert Landry s’est occupé de près du secteur de l’assurance collective pendant environ cinq ans. Il ne croit pas que les conseillers risquent de voir leurs clients s’envoler en masse, comme des nuées d’oiseaux, vers d’autres cieux.
« Il est normal que les pratiques de rémunération ne soient pas aussi uniformisées en assurance collective que dans les autres secteurs de l’industrie de l’assurance. Les risques peuvent être très différents d’une entreprise à l’autre. Par exemple, l’entreprise X pourrait avoir beaucoup plus d’employés en congé de maladie que l’entreprise Y, année après année, même si X et Y font partie du même secteur. En conséquence, les conseillers en assurance collective ont leurs propres recettes de rémunération », dit-il.
Robert Landry ajoute que les clients de ces conseillers, par exemple les vice-présidents aux ressources humaines, ont les connaissances et les outils nécessaires pour évaluer la pertinence de leur rémunération.
Ainsi, une commission bien méritée, bien documentée et bien justifiée ne sera jamais menacée par la divulgation. « En revanche, ceux qui ne font pas déjà l’exercice du dévoilement des commissions devront mettre les bouchées doubles », constate-il.
« Ultimement, je crois que ça pourrait brasser dans les petites entreprises qui payent de trop fortes commissions, avec des patrons qui connaissent mal le marché », dit Robert Landry.
Le marché s’épurera
Propriétaire du cabinet de services financiers Gestion Phocus, Richard Benoit déplore « d’avoir à payer pour ceux qui ne font pas leur travail ». Car, précise-t-il, l’opération de dévoilement de rémunération n’a rien d’une évidence.
« Ce n’est pas facile d’être décortiqué sur le plan de ses revenus ! Mais cela va nettoyer le marché par rapport aux conseillers qui ne donnent pas les services appropriés », dit cet entrepreneur de Varennes, en Montérégie.
Selon Richard Benoit, les « petits courtiers qui tentent de faire de l’assurance collective à partir de leur sous-sol pourraient aussi se faire éloigner du secteur ».
Martin Papillon est président-directeur général d’un grand acteur de l’industrie, AGA assurances collectives. Cette firme de plus de 80 employés revendique environ 1 000 clients représentant près de 100 M$ de primes sous gestion.
« La divulgation facilitera l’identification et l’élimination des conseillers qui ont des commissions prohibitives. Cela ne touche qu’une infime minorité puisque 99 % des cas sont bien tarifés. Le marché de l’assurance collective étant très compétitif, je ne m’attends pas à de grands changements », dit-il.
Martin Papillon souhaite que le principe de divulgation en vienne un jour à être élargi à d’autres aspects de la prestation de travail des conseillers.
« Les clients devraient être en mesure de savoir si leur conseiller est, ou non, indépendant. Par exemple, le conseiller devrait signaler qu’il a, disons, 20 % de son chiffre d’affaires auprès de l’assureur XYZ. Afin de se dire indépendant, il faudrait être en mesure de présenter des soumissions auprès de la majorité des assureurs », dit Martin Papillon.
Voilà qui rejoint les préoccupations de Claude Di Stasio. Ex-vice-présidente, affaires québécoises de l’ACCAP, elle dirige maintenant sa propre firme de consultation, CDS Services Conseils. « On en viendra à dévoiler les liens pouvant susciter des conflits d’intérêts. Par exemple, un courtier qui aurait des contrats avec trois assureurs devra un jour le mentionner à ses clients », dit-elle.
Selon Claude Di Stasio, la LD19 représente un moment charnière pour l’industrie du courtage : « L’industrie veut que les réseaux de distribution réfléchissent à leur avenir. Nous sommes à la veille d’une transformation totale de l’assurance collective. On se renouvelle ou on disparaît ! Ceux qui ne pourront pas justifier leur rémunération disparaîtront. Ceux qui survivront géreront différents services, comme les réclamations et même la paie des employés ! »
Une certitude : les règles du jeu vont radicalement changer. « Demain, de nouveaux acteurs très informatisés occuperont la place que les intermédiaires d’aujourd’hui ne veulent plus ou ne peuvent plus occuper », estime Claude Di Stasio.