«De nombreux conseillers en sécurité financière rebrassent les portefeuilles afin de déclencher de nouvelles commissions de vente», affirme Guy Duhaime, président-fondateur du Groupe Financier Multi Courtage.
«Neuf fois sur dix, les clients ne sont pas vraiment pénalisés, car ils n’ont pas l’intention de décaisser leurs investissements à court terme, explique-t-il. Toutefois, je ne peux pas me dire d’accord avec cela si aucun travail supplémentaire n’a été fait.»
Une pratique dépassée
Guy Duhaime n’est pas le seul à exprimer un malaise à l’égard d’une pratique d’affaires que certains qualifient de dépassée.
Pour l’un, James McMahon ne mâche pas ses mots. «Certains rebrassent des portefeuilles afin de relancer la roue des commissions. Ça arrive malheureusement assez souvent. C’est une tendance que l’on constate. Chez nous, on ne l’accepte pas. Cela montre qu’il faut continuer à éduquer les conseillers», affirme le président, région du Québec, du Groupe Financier Horizons.
Aux yeux de Maxime Gauthier, «il est clair que cette situation existe. Il en a toujours été ainsi, ça ne date pas d’hier. Certains conseillers de la vieille école ont encore ce genre de réflexe», dit le chef de la conformité de Mérici Services Financiers.
Toutefois, les adeptes du barattage sont de moins en moins nombreux, estime le PDG d’AFL Groupe Financier, Yan Charbonneau. «La minorité qui en est responsable diminue à cause du climat réglementaire. Étant donné que cette pratique pénalise les clients, les conseillers concernés pourraient être poursuivis. Et ils le savent», dit-il.
Pour sa part, le président de la Financière S_entiel, Dominic Demers, est d’avis que «le barattage est une pratique connue, mais n’est pas systématique. En fonds distincts, ce n’est pas un gros problème.»
Selon Gino-Sébastian Savard, président de MICA Cabinets de services financiers, les activités d’inspection de la Chambre de la sécurité financière suffiraient à en écarter le danger.
«Le barattage ne constitue pas un enjeu. Quelques pommes pourries ne caractérisent pas l’industrie. La réglementation en fonds distincts n’est pas aussi serrée que dans les fonds communs de placement, mais les conseillers en sécurité financière ont l’obligation d’agir dans l’intérêt des clients. S’il y a inspection de la Chambre de la sécurité financière, les conseillers qui feraient du barattage auraient à s’en expliquer», souligne-t-il.
Obligation de convenance
Maxime Gauthier explique qu’il est possible, à certaines conditions, de justifier le rebrassage de portefeuilles.
«La réglementation étant muette à cet égard, il faut se reporter à la règle de l’obligation de convenance. Cette règle est encore plus importante aujourd’hui qu’auparavant», dit le chef de la conformité de Mérici.
Comment déterminer le respect de l’obligation de convenance en cas de rebrassage de portefeuilles ?
«C’est en se posant les questions suivantes : est-il nécessaire de revoir le portefeuille du client ? Si oui, à quels nouveaux besoins cela correspond-il ? Y avait-il possibilité d’atteindre les résultats souhaités sans déclencher de nouvelles commissions ? Et s’il y a de nouvelles commissions, comment se justifient-elles dans la pratique ? Par une nouvelle planification, par exemple ? Les nouveaux services rendus sont-ils proportionnels à la nouvelle rémunération ?» précise Maxime Gauthier.
Comme on le voit, une discussion éventuelle entre un conseiller et un spécialiste de la conformité au sujet d’un barattage pourrait laisser place à bien des échanges.
«À une certaine époque, les amateurs de barattage s’attiraient les félicitations de bien des cabinets ! Aujourd’hui, c’est très différent. Les spécialistes de la conformité sont aux aguets», dit Maxime Gauthier.
Problème de détection
En revanche, le fait qu’il soit difficile de détecter le barattage en fonds distincts pourrait-il fausser la donne ?
En effet, le problème de la détection est la «partie faible de l’équation», affirme Bruno Michaud, ancien responsable des ventes chez iA Groupe financier jusqu’à son départ à la retraite en août 2017. Selon lui, il est «plutôt difficile pour les agents généraux d’exercer la pleine supervision, puisque les conseillers en assurance n’ont pas l’obligation d’effectuer toutes leurs activités par l’entremise d’un seul agent général».
Ainsi, poursuit-il, un conseiller peut négocier les affaires de quelques assureurs avec un agent général donné et les affaires d’un ou plusieurs autres assureurs avec un ou plusieurs autres agents généraux. «Ces agents généraux n’auraient donc pas le portrait global des affaires de ce conseiller. Il leur serait ainsi difficile de repérer les représentants qui s’adonneraient à des pratiques de remplacement [de portefeuilles]», explique Bruno Michaud.
Vice-président des ventes, investissements et retraite, au Groupe Cloutier, Robert Lachance présente le point de vue d’un cabinet multidisciplinaire : «De façon générale, nous n’avons pas les mêmes obligations de supervision qu’en fonds communs de placement, où les règles et responsabilités du cabinet sont clairement établies. Par contre, même si le cabinet n’effectuait pas de supervision, le conseiller est toujours lié au code de déontologie de la Chambre», dit-il.
Le vice-président du Groupe Cloutier fait un pas de plus en évoquant la possibilité que cette situation puisse favoriser d’éventuels conflits d’intérêts.
«N’ayant pas le même cadre juridique qu’un courtier en épargne collective, les agents généraux n’ont pas de facto la même autorité en matière de conformité sur le plan des fonds distincts. Il se pourrait qu’ils soient plus conciliants à l’égard du phénomène de barattage indu. Cela dit, les chiffres de vente en fonds distincts ne sont pas en forte croissance, ce qui laisse penser que le barattage est un phénomène moins important qu’il ne l’a déjà été», précise Robert Lachance.
Ce dernier ajoute que les assureurs ont pris les devants en matière de conformité de produits d’assurance de personnes.
«Il y a resserrement des pratiques d’affaires. Les assureurs font des inspections sur place, dans les cabinets de conseillers indépendants. Par exemple, ils peuvent demander de voir une analyse de besoins afin de valider la vente de tel ou tel produit d’assurance de personnes à tel ou tel client», souligne Robert Lachance. En revanche, dit-il, les fonds distincts ne font pas l’objet de ce genre d’attention de la part des assureurs.
Solution d’avenir ?
D’après James McMahon, les agents généraux finiront par entrer en scène.
«Je crois que d’ici trois ans au maximum, les règles de conformité en fonds communs de placement finiront par s’appliquer à l’univers des fonds distincts. Il reviendra alors aux agents généraux de surveiller les opérations de barattage. Cela implique que les conseillers en sécurité financière feront ultimement affaire avec un seul agent général», affirme James McMahon.
Cependant, les séries de fonds distincts à frais de rachat différés pourraient peu à peu disparaître, sous l’effet du changement des mentalités.
«La tendance est à l’abolition des séries à frais de sortie. C’est très net en fonds communs, où les démarcheurs [wholesalers] questionnent les conseillers qui en font usage. La tendance s’accentue également en fonds distincts», juge Dominic Demers.
Bruno Michaud ajoute que les séries à frais de sortie sont en voie de disparition en raison de l’état du marché. «Les concurrents des conseillers indépendants sont les banques ! Et les banques n’ont pas ce genre de séries», dit-il.