« Bon nombre de conseillers en sécurité financière de grande expérience ont des books dont la conformité manque de rigueur, ou est parfois même inexistante, dit Daniel Guillemette, président de Diversico Finances humaines. Les analyses de besoins sont superficielles… quand on réussit à les trouver ! Ces conseillers ont passé leur vie à vendre et uniquement à vendre. Ils ne connaissent pas leurs clients. Tout est à refaire de bout en bout. En conséquence, ces books ne valent plus grand-chose. »
Acheteur en série de blocs d’affaires et de cabinets, Daniel Guillemette prêcherait-il pour sa paroisse ? Ce n’est pas l’avis des dirigeants de cabinets qu’a rejoints Finance et Investissement.
Le président et directeur général d’AFL Groupe Financier, Yan Charbonneau, raconte à peu près la même chose : « Beaucoup de conseillers âgés ne décrochent pas assez rapidement. Il est de plus en plus vrai que les books se dégradent avec le temps. La conformité n’étant pas à niveau, ces books ont perdu de la valeur. »
Le patron d’AFL met toutefois un bémol : « Il est faux de dire qu’ils ne sont plus vendables. Cependant, leur valeur n’est plus ce qu’elle était. Elle peut équivaloir à deux fois les revenus en assurance de personnes. Par comparaison, un book bien géré se vendra trois fois et demie les revenus. »
Éric Lauzon, vice-président au développement des affaires et au recrutement pour le Canada de Gestion de patrimoine Assante, ne dit pas le contraire : « Cette situation de books durs à vendre est réelle. De nombreux baby-boomers prennent leur retraite ou s’apprêtent à le faire. Or, on sait bien que l’âge des clients ressemble à celui de leurs conseillers. Le vrai problème, c’est que le taux de rétention des actifs sera généralement bas étant donné l’absence de suivis effectués par des conseillers qui avaient surtout appris à vendre pour vendre. »
En d’autres termes, au décès de ces clients âgés, leurs survivants n’auront pas le réflexe de confier leurs affaires aux jeunes conseillers ayant racheté les blocs des vétérans. Ces books manquent de consistance. Il leur manque la « colle » qui liera conseillers et clients.
« Les actifs sont-ils concentrés dans des REER ou des FERR ? Si oui, où sont les actifs hors REER ? Probablement ailleurs. Les actifs ne sont liés qu’à une seule personne ? Où sont alors les actifs des conjoints ou conjointes et des autres membres de la famille ? Probablement ailleurs. Tout cela souligne le fait que ces books sont liés à des relations éphémères », dit Éric Lauzon.
Compte tenu de ces facteurs, Éric Lauzon affirme que les blocs d’affaires des conseillers âgés se vendent « jusqu’à 30 % » moins cher que ceux des conseillers plus jeunes qui ont appris à faire des suivis, à satisfaire le plus de besoins financiers possible et à développer des relations à l’intérieur des familles de leurs clients.
Le président de la Financière S_Entiel, Dominic Demers, ajoute un autre élément explicatif : « Dans les années 1980, les illustrations de produits de vie universelle à coût d’assurance temporaire renouvelable annuellement [TRA] comportaient des taux d’intérêt de 8 % à 10 % par année. Ces polices coûtent très cher aux clients. Un book qui aurait de nombreux produits TRA émis dans les années 1980 ne trouverait pas beaucoup d’acheteurs. Cela s’ajoute aux books peu conformes et à ceux qui ont peu intégré les nouvelles technologies. Alors oui, le problème des books durs à vendre est une réalité tangible. »
James McMahon, président sortant de la région du Québec du Groupe Financier Horizons, évoque également la composition particulière des portefeuilles des vétérans des années 1980 et 1990. « Il y a 30 ou 35 ans, des assureurs aujourd’hui disparus, comme Zurich du Canada et La Maritime, vendaient beaucoup de produits à renouvellement annuel ou sur 5 ans. Ces produits procuraient de fortes commissions de première année, et à peu près rien par la suite. Ces clients ont ainsi renouvelé leurs assurances sans déclencher de nouvelles commissions de suivi. Il est également vrai que la conformité des books de ces conseillers âgés laisse souvent à désirer. Pour un ou une jeune, le seul intérêt de reprendre ce genre de books consistera à pouvoir prospecter auprès des enfants de ces clients-là », dit-il.
Le président de MICA Cabinets de services financiers, Gino-Sébastian Savard, le dit en toutes lettres : l’heure est grave. « Beaucoup de conseillers ont refusé de s’adapter. Par exemple, certains n’ont même pas de CRM [logiciel de gestion des relations clients] ! Au cours de leur carrière, ils ont vendu pour vendre, et aujourd’hui, ils ne font qu’encaisser leurs commissions de renouvellement. L’information de base de leurs books n’est plus à jour. Il n’y a pas d’adresses de courriel et les numéros de téléphone des clients ont changé. Bref, ces books ne valent plus rien », juge-t-il.
David Benamron, vice-président, ventes et marchés avancés à la Financière MSA, témoigne également de ce phénomène : « Ce problème affecte toute l’industrie. Les books qui ne passent pas le test de la conformité sont nombreux. Et personne ne veut les acheter. »
Bombe à retardement ?
Ces blocs d’affaires devenus invendables ou quasi-invendables soulèvent le problème des suivis de dossiers de clients. Qui en est responsable ?
« Ces books sont une véritable bombe à retardement ! lance Gino-Sébastian Savard. Les assureurs en ont peur. Ultimement, les agents généraux en sont responsables. L’espoir, c’est de trouver de jeunes conseillers qui prendront la relève avec l’idée de développer de nouvelles clientèles. Dans certains cas, prendre ces books vaudrait mieux que de prendre un bottin téléphonique afin de trouver de nouveaux clients ! »
Qu’arrive-t-il lorsque ces conseillers âgés, aux blocs d’affaires à la conformité douteuse, meurent ? « Les assureurs forcent alors les agents généraux à fournir les services nécessaires aux clients des conseillers décédés », dit David Benamron.
Le directeur des finances et chef de conformité chez Aurrea Signature, Adrien Legault, signale qu’en assurance de personnes, « l’obligation de suivi n’existe pas ». Par exemple, rien n’oblige un représentant à retourner voir un client d’il y a 15 ans. Le besoin du client peut avoir changé, mais l’obligation de s’informer de ce changement est inexistante. « Si la vente initiale avait du sens, le représentant n’aura généralement pas de souci à se faire du point de vue légal », dit Adrien Legault.
Quant à eux, les agents généraux ne sont pas tenus de se substituer à ces conseillers.
Toutefois, enchaîne-t-il, les assureurs et les autorités de réglementation s’intéressent de plus en plus à la question. « Les assureurs commencent à faire pression auprès des autorités de réglementation afin d’éviter les situations délicates où, par exemple, des clients décèdent en léguant des assurances vies insuffisantes. Ils veulent aussi éviter de verser des commissions de suivi alors que le représentant n’offre pas le service attendu », dit Adrien Legault.
Les assureurs tentent ainsi de transférer chez les agents généraux la responsabilité de donner des services aux clients dont les conseillers sont absents. Pour les agents généraux, la reprise des blocs d’affaires « invendables » a au moins un objectif stratégique, celui de ne pas perdre les revenus qui y correspondent.