Les chiffres indiquent des niveaux aussi hauts au Canada qu’aux États-Unis, mais il n’est pas clair s’il faut s’en inquiéter ou non.
Archegos a réussi l’exploit peu enviable de perdre plus de 20 T$US (billions) en seulement deux jours. Le plus troublant ne tient pas à cette retentissante débandade, mais plutôt au fait que son ratio de marge de 8 pour 1 a entraîné des géants comme Crédit Suisse, Nomura Holdings, Morgan Stanley et UBS à perdre plus de 9 G$ US dans la débâcle.
Pour bon nombre, l’événement rappelait la chute, en 1998, de Long-Term Capital Management (LTCM), qui avait perdu 4,6 G$ US en quatre mois. Pour épargner au système financier un choc systémique grave, Alan Greenspan, alors président de la Réserve fédérale des États-Unis, avait imposé aux plus grandes banques de Wall Street d’effectuer un sauvetage collectif de LTCM.
«On constate qu’une banque qui prêtait à un client ne savait pas ce que ce même client était en train de faire avec d’autres banques, résume Craig Basinger, chef des investissements chez Richardson Wealth, à Toronto. Crédit Suisse savait qu’elle était engagée dans une transaction risquée, mais elle savait pas si son client propageait un même risque ailleurs.»
Incident isolé
Aidan Garrib, responsable de la stratégie macroéconomique mondiale et de la recherche chez Pavilion Global Markets, à Montréal, donne voix aux inquiétudes que plusieurs observateurs entretiennent. «Archegos est un signe de surendettement, dit-il. Si les plus grands prêteurs de premier ordre prêtent à cette entreprise avec un ratio d’endettement de 8 pour 1, vous pouvez être sûr qu’ils ont fait de même avec d’autres.»
Comme il faut s’y attendre, tous ne sont pas du même avis. «Je pense qu’il y a beaucoup de marge», reconnaît Drummond Brodeur, stratège mondial chez CI Investments. «Cela représente-t-il un risque systémique pour l’ensemble du marché ? Je ne le pense pas. Habituellement, le marché a la capacité d’absorber de tels événements.»
Craig Basinger non plus ne s’inquiète pas outre mesure de l’événement. «Pour moi, ça demeure un incident isolé», dit-il. En fait, il est plutôt agréablement impressionné du fait que «le niveau de capitalisation des banques soit aujourd’hui suffisamment sain pour leur permettre d’absorber un tel choc».
Certes, les banques sont maintenant assez fortes pour absorber un choc comme celui d’Archegos. Cependant, après la loi Dodd-Frank votée en 2010, un tel choc ne devait plus survenir, selon le Financial Times. Toutefois, la mise en oeuvre de parties cruciales de la loi «a été retardée encore et encore, rapporte le grand quotidien financier. Ainsi, les règles qui auraient régi la divulgation des opérations sur produits dérivés d’Archegos ne sont toujours pas en vigueur, pas plus que les exigences imposées aux acteurs comme Bill Hwang [fondateur d’Archegos] de déposer une marge initiale, c’est-à-dire des paiements destinés à couvrir les pertes potentielles liées aux opérations.» En effet, Archegos n’avait même pas déposé de marge initiale!
Si l’on se fie au plus récent rapport de l’Office of Financial Research (OFR), division du Département du Trésor américain, un ratio d’endetteEndettement ment de 8 pour 1 est relativement modeste. À la fin de 2020, ce ratio s’élevait à 16 pour 1 chez les 10 plus grands fonds de couverture américains.
Par ailleurs, l’OFR supervise six catégories de risque par l’entremise de son Financial System Vulnerabilities Monitor. Parmi elles, notamment le risque macroéconomique, le risque de crédit, et le risque de liquidité présentaient à la fin de 2020 un risque relativement faible. Cependant la sixième catégorie, le risque de marché, affichait un risque maximal.
Levier canadien
Dans son rapport «Le point sur l’intermédiation financière non bancaire au Canada» publié en mars, la Banque du Canada fait un survol des situations de risque dans le système financier hors banques et observe un horizon généralement serein. Cependant, on peut y lire une situation préoccupante dans les maisons de courtage, où les indications de levier sont plus élevées encore qu’aux États-Unis.
«Le levier des maisons de courtage non affiliées à une banque, rapporte la Banque du Canada, est passé de 4,6 fois en décembre 2009 à 16,4 fois en février 2020. Cette progression était principalement attribuable aux comptes sur marge et aux portefeuilles de pension équilibrés, en hausse dans les sociétés de courtage institutionnel. Toutefois, en réaction à la pandémie, ces maisons de courtage ont réduit leur levier, celui-ci s’établissant à 13,4 fois à la fin de juin. Par opposition, les maisons de courtage affiliées à une banque ont augmenté leur levier, qui est passé de 19,2 fois à 21,6 fois de février à juin 2020, en partie sous l’impulsion des modifications provisoires apportées à la mesure du levier autorisé.»
Une entrevue avec la Banque du Canada et le Bureau du surintendant des institutions financières aurait permis de mettre ces chiffres en perspective, mais Finance et Investissement n’a pu en obtenir. Faut-il s’inquiéter de ce que recouvrent ces niveaux de levier ? Les acteurs du milieu en sont réduits à la spéculation. «Est-ce qu’un cas comme Archegos est possible au Canada ? demande Craig Basinger. En théorie, oui. Mais je ne sais pas ce qui se passe vraiment dans les fonds de couverture canadiens.»