L’absence de permission explicite pour un représentant en épargne collective de se constituer en société par actions (« s’incorporer ») lui crée non seulement un préjudice et un risque fiscal indu, mais il en crée potentiellement un pour ses clients.
Ce constat, le représentant en épargne collective Gilles Garon l’a communiqué au ministre des Finances du Québec, Eric Girard, en mai dernier. « C’est vraiment une menace pour nous », dit-il.
Gilles Garon est aussi le président du Conseil des partenaires du réseau SFL (CPRSFL), une société à but non lucratif qui regroupe quelque 650 représentants en épargne collective inscrits auprès du courtier en épargne collective Desjardins Sécurité financière Investissements (DSFI). Il signait le 24 mai dernier une lettre envoyée au ministre Girard dénonçant le flou juridique qui permet à Revenu Québec (RQ) et à l’Agence du revenu du Canada (ARC) d’imposer les représentants qui partagent leurs commissions avec leur cabinet.
Selon lui, au printemps 2022, des représentants en épargne collective ont reçu des projets d’avis de cotisation des autorités fiscales parce qu’ils ont partagé leurs revenus d’activités en épargne collective avec leur cabinet d’assurance de personnes. Dans certains cas, ces projets d’avis s’élèvent à des centaines de milliers de dollars. « Plusieurs représentants vivent présentement des moments importants de stress, de découragement et aussi d’angoisse partagée au sein de leur famille », déplore Gilles Garon.
Son regroupement s’est attitré un fiscaliste afin d’aider les conseillers aux prises avec ce type de situation. Or, comme d’autres l’ont fait avant lui, il constate que le pouvoir politique peut modifier le cadre réglementaire et législatif pour permettre la constitution en société par actions et éviter ainsi cette anxiété, d’où sa lettre.
Rappelons l’enjeu. RQ et bon nombre d’acteurs de l’industrie interprètent différemment la Loi sur les valeurs mobilières du Québec. Celle-ci permet à un représentant en épargne collective de partager ses commissions avec un cabinet inscrit en vertu de la Loi sur la distribution de produits et services financiers.
Certains représentants, qui ont une relation contractuelle d’entrepreneur indépendant avec leur courtier, ont partagé avec leur cabinet d’assurance une part de leurs revenus en épargne collective. Leur cabinet leur offre en effet de la main-d’œuvre et une panoplie de ressources opérationnelles afin de servir leur bassin de clients. Il est donc adéquat selon eux qu’une part soit ainsi partagée.
Or, RQ conteste ces partages et l’ARC serait à faire le même exercice, selon le CPRSFL.
La législation fiscale ne comporte pas de règles sur la validité du partage de commissions ni de limites particulières pour un tel partage, selon RQ. « C’est le représentant de courtier en épargne collective qui a droit au revenu pour les services rendus en lien avec la vente de produits en épargne collective, et non le cabinet [en assurance de personnes dont il est l’unique actionnaire] », précisait cependant une lettre d’interprétation de RQ.
« Pour être reconnu sur le plan fiscal, le partage des commissions gagnées par un représentant avec une autre personne, dont un cabinet, doit correspondre à une rémunération gagnée par cette autre personne pour des services qu’elle a réellement rendus au représentant », réitère RQ.
« RQ a clarifié verbalement au Conseil des fonds d’investissement du Québec (CFIQ) que le cabinet peut recevoir des honoraires de la part du représentant, mais seulement une fois que le représentant a déclaré toutes ses commissions comme revenus personnels. Ces honoraires payés au cabinet seraient de même nature que des honoraires payés pour d’autres services », indiquait-on dans un mémoire du CFIQ, qui interpellait l’Autorité des marchés financiers (AMF) sur la question en 2021.
Résultat: un flou demeure concernant la manière dont le partage peut être fait, lequel a amené des conseillers à recevoir des projets d’avis de cotisation pour leurs partages des années passées.
Pour remédier à ce préjudice, l’AMF pourrait adopter un nouveau règlement, selon le CPRSFL. Cet éventuel règlement permettrait expressément au représentant en épargne collective d’exercer ses activités par l’intermédiaire d’une société par actions dont il serait actionnaire, à l’instar des règles de l’Association canadienne des courtiers de fonds mutuels (ACFM) dans toutes les provinces canadiennes, sauf l’Alberta, selon la lettre.
« L’AMF pourrait tout simplement adopter par règlement des dispositions similaires à celles de l’ACFM et les représentants qui le souhaitent seraient en mesure de faire allouer les revenus générés par leurs activités professionnelles en épargne collective à cette entité », lit-on dans la lettre du CPRSFL. « Ce règlement permettrait au courtier en épargne collective de verser la totalité de la rémunération à laquelle le représentant aurait droit à sa société par actions sans flou juridique », peut-on y lire.
Le représentant pourrait alors devenir employé de sa société par actions, se verser le salaire qu’il juge à propos et déclarer au moment jugé opportun des dividendes à son actionnaire, soit le représentant. « Ça n’enlèverait pas la responsabilité professionnelle du représentant », souligne Gilles Garon.
Permettre l’incorporation ou adopter un règlement ayant un effet semblable serait aussi bénéfique pour le client. En effet, certains représentants en épargne collective autonomes ont bâti d’importantes équipes autour d’eux afin de servir un bassin grandissant de clients et leur offrir une gamme de services étendue. Ce serait mieux que ce soit une société par actions qui les rémunère, car cela les aiderait à maintenir une croissance de leur pratique.
De plus, ces entrepreneurs, qui ont pris des risques financiers importants, selon Gilles Garon, devraient pouvoir transmettre facilement leur entreprise aux conseillers de la relève. « Le fait de céder la propriété des actions de sa société au lieu des contrats et/ou des comptes de placement de ses clients demeurera beaucoup plus simple, fluide, efficace et sécurisant pour les clients », écrit-il dans sa lettre au ministre.
Le ministère des Finances est bien au fait de ces enjeux, soulignait Catherine D. Robitaille, attachée de presse au cabinet du ministre Eric Girard, en août dernier, avant la période électorale. « Toutefois, il n’est pas prévu de proposer à très court terme des modifications aux règles applicables en la matière, notamment du fait que l’ACFM et l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM) ont annoncé leur intention de proposer des règles harmonisées pour leurs membres respectifs via un éventuel regroupement des deux organismes, lequel serait suivi d’une révision des règles applicables visant à n’obtenir qu’un cadre pour l’ensemble des acteurs concernés », a-t-elle indiqué dans un courriel en réponse à nos questions.
Certes, la création d’un nouvel organisme d’autoréglementation issu des activités de l’ACFM et de l’OCRCVM donne une occasion aux régulateurs canadiens d’évaluer l’option du partage de commissions. Un groupe de travail se penche d’ailleurs sur la question. Or, non seulement ce partage pourrait être contesté par les autorités fiscales, mais le cadre actuel du Québec ne l’autoriserait pas.
Une modification législative serait nécessaire afin de permettre aux représentants du secteur des valeurs mobilières de se constituer en société, indiquait Éric Jacob, surintendant de l’assistance aux clientèles et de l’encadrement de la distribution à l’AMF, le 10 mai. « La détermination du cadre fiscal applicable aux courtiers en épargne collective ne relève pas de l’AMF. »
RQ ne pouvait préciser les montants moyens ou totaux qui sont réclamés aux représentants en raison du partage de commissions.
« À ce jour, RQ ne recense aucun litige fiscal relativement à cette question », indiquait RQ en septembre.