Mais attention, la décision rendue dans la cause S.L. c. G. LA. ne fait pas l’unanimité chez les juristes. «C’est un jugement de première instance», et un tribunal supérieur pourrait infirmer la décision dans une nouvelle cause, souligne d’ailleurs Dominique Goubau, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval.
«D’autant plus que le jugement ne repose pas sur une interprétation des dispositions du Code civil, mais sur une appréciation de la preuve», précise-t-il.
Les faits
En 1999, Monsieur achète une liste de clients pour 200 000 $. Sa conjointe endosse un prêt aux fins de cette acquisition. En novembre 2001, Monsieur se joint à la Société A et y apporte sa liste de clients. On lui offre une prime de signature de 50 000 $ par mois pour une durée déterminée.
La liste de clients a constitué la monnaie d’échange pour intégrer la Société A, selon Monsieur. Cette clientèle provenait de grandes institutions comme le Crédit Agricole et la BNP.
En 2009, le portefeuilliste se sépare et son ex-conjointe réclame la moitié de la valeur de son book. Monsieur prétend que la prime découle du travail qu’il devra faire pour convaincre la clientèle de le suivre. Monsieur serait donc payé pour un travail à fournir, et non pour l’actif que constituerait le book.
Valeur nulle ?
Le juge Robert Mongeon a conclu que la valeur du book est nulle et que par conséquent, le book ne pouvait pas faire partie des acquêts (biens partageables), ce qui fait sourciller certains juristes.
«Chaque client est libre d’aller où il veut. Donc, ce qui peut être « vendu » ou « acheté » n’est pas une clientèle, mais le fruit du travail du vendeur qui tentera de diriger le client», statue le juge.
«Lorsque mon conseiller a changé de courtier, je l’ai suivi, comme d’autres clients probablement. Une liste de clients peut ne valoir pas grand-chose sans le travail de persuasion du conseiller, mais de là à dire que sa valeur marchande est nulle…» s’étonne Alain Roy, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.
Son confrère, Dominique Goubau, croit que le juge «mêle la question de savoir si le bien a une valeur et celle de la qualification du bien».
«Selon le juge, le book n’est pas un bien soumis au régime matrimonial, car il n’a pas de valeur. Il se résume à une caractéristique du conseiller qui permettra de négocier certains avantages lors de la signature d’un nouveau contrat.»
«Je comprends que le juge arrive à cette conclusion, car il s’agissait de l’appréciation de la preuve présentée devant lui», poursuit Dominique Goubau.
Le témoin expert de Monsieur, Jean Gosselin, avait expliqué que, selon le contrat en question, les clients étaient la propriété de l’employeur et que le conseiller n’avait aucun droit sur eux.
Il reste qu’un bien peut être un acquêt quelle que soit sa valeur, souligne Dominique Goubau. De toute façon, le professeur trouve étrange que le juge n’ait reconnu aucune valeur à un bien que Monsieur a acquis 200 000 $.
L’argument de la compensation
Argument similaire de Gilles Ouimet, témoin expert de la demanderesse.
«Lorsqu’un représentant qui a toujours bien servi sa clientèle quitte une maison de courtage pour se joindre à un concurrent, la majorité de ses clients choisissent de le suivre. Pour cette raison, toutes les firmes de courtage sont disposées à lui offrir une compensation», lit-on dans son rapport.
Cette compensation serait souvent de l’ordre de 150 à 160 % de la production annuelle (ventes brutes) du conseiller.
Gilles Ouimet rappelle que la pratique courante consiste à accorder, pour des raisons fiscales, cette compensation sous forme de prêt au conseiller. Ce dernier le remboursera à même ses commissions futures sur une période pouvant atteindre 10 ans.
En ne touchant pas sa prime d’un seul coup, le représentant évite ainsi d’être lourdement imposé.
Ces compensations sont semblables à celles qui sont versées lors de la retraite du représentant. «Ce dernier devra toutefois assurer la transition sur une période de trois à six mois. Advenant que le représentant ne puisse assurer une telle transition, la compensation sera réduite de 20 à 25 %», explique Gilles Ouimet.
Cela semblait ajouter du poids à l’argument voulant que le book possède une valeur marchande en soi.
La valeur tient au travail
Le juge Robert Mongeon en a décidé autrement. Il a même considéré le fait que la compensation soit versée sur 10 ans comme un signe qu’elle était liée à une prestation de travail et n’était pas définitivement acquise.
Le juge tranche ainsi : «Le revenu additionnel que Monsieur pourrait retirer de l’exploitation de sa liste de clients est un acquêt, mais non la liste.»
Le juge poursuit : «On peut comprendre l’illogisme du raisonnement voulant que Monsieur puisse générer un revenu substantiel (environ 300 000 $ annuellement) grâce à son book, mais qu’on l’oblige à en verser la moitié de sa valeur à Madame au moment du divorce alors que, parallèlement, Madame exige de recevoir une pension alimentaire pour elle-même basée sur le revenu généré par le book.»
Les procureures de Monsieur, Joanne Biron et Vanessa Leblanc, saluent les préoccupations du juge en cette matière.
«Les tribunaux ne veulent pas d’un côté donner une grosse pension alimentaire basée sur des revenus élevés d’un conseiller, et en tenir compte en plus dans les acquêts à partager en allouant une partie du book», expliquent les avocates du cabinet Miller Thomson.
«La valeur du book établi par l’expert de Madame est en fonction d’un contrat de 10 ans au cours duquel Monsieur aurait l’obligation de fournir une composante de travail importante (objectifs de rentabilité et de rétention de clientèle, etc.), et si ces objectifs ne sont pas atteints, Monsieur pourrait alors subir un réajustement à la baisse», souligne le juge.
«De ce montant, qui représente une bonification du revenu de Monsieur d’environ 50 000 $ par an sur 10 ans, quelle est la portion qui serait le fruit du travail de Monsieur et quelle est la portion qui représenterait la valeur marchande d’une liste de clients ? Cette démonstration n’a pas été faite», conclut le juge.
Il laisse ainsi poindre la possibilité qu’il aurait pu rendre une autre décision si la preuve avait été mieux établie, comme le propose le professeur Dominique Goubau.
Le magistrat fait aussi mention de l’article 450 (6) du Code civil, selon lequel les instruments de travail sont des biens propres à chacun des conjoints. Par exemple, dans le cas d’un taxi, la jurisprudence veut que tant le véhicule que le permis d’exploitation soit un bien propre.
Alain Roy mentionne que la qualification de bien propre à cet article du Code civil est obsolète.
«De nos jours, le partage se fait en valeur, et non en nature. Il était illogique qu’un chauffeur partage son permis de 200 000 $ avec son ex-conjoint. Aujourd’hui, le permis demeure propre au chauffeur à charge de récompense. Il transféra donc 100 000 $ aux acquêts, mais il conservera l’intégralité du permis», explique le professeur.
Le juge acquiesce dans une certaine mesure. «L’article 450(6) C.c.Q. ajoute cependant qu’il peut y avoir récompense s’il y a lieu», souligne-t-il.
Par contre, le juge indique que «le book n’est pas celui qui a été acheté en 1999. Ce book ne contient substantiellement que de nouveaux clients. On ne peut se référer à la transaction de 1999 pour en déduire une quelconque valeur de récompense».
Attention !
En conclusion, Dominique Goubau met en garde les conseillers qui se réjouiraient en présumant que leur book serait à l’abri.
«Un autre juge pourrait conclure que le book est un acquêt ou encore un bien propre à charge de récompense, puisque la valeur économique d’un bien n’est pas un outil de qualification de celui-ci en vertu du régime matrimonial», insiste le professeur de droit.