Dans une décision rendue le 6 juin 20181, l’honorable Salvatore Mascia, juge à la Cour du Québec, a prononcé l’arrêt de la procédure dans un procès où les défendeurs faisaient face à 23 chefs d’accusation en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières. Le juge du procès a conclu à des manquements répétés inacceptables de la part de la poursuivante, l’Autorité des marchés financiers (AMF), en matière de divulgation de la preuve et de traitement de documents privilégiés.
Les défendeurs, David Baazov, Benjamin Ahdoot, Yoel Altman ainsi que trois sociétés, faisaient face à des accusations de «tuyautage», de «délit d’initié», de «complot», de «manipulation de marché» et de «fraude sur les marchés», en relation avec l’acquisition de Rational Group (communément connu sous le nom de PokerStars) par la société Amaya en juin 2014.
Manquements en matière de divulgation de la preuve
Dans le cadre d’une poursuite complexe impliquant un grand volume de preuve, il était essentiel que l’AMF se dote d’un plan concret afin de respecter ses obligations en matière de divulgation de la preuve envers les défendeurs, ce qu’elle a omis de faire.
[192] […] Sans demander la perfection, on doit s’attendre à ce que cette preuve soit organisée et raisonnablement accessible. Le volume de la preuve à gérer ne peut pas servir comme excuse pour justifier des erreurs répétées dans la divulgation de la preuve. Le Tribunal est même d’avis que plus la preuve à traiter est grande, plus il devient nécessaire pour le ministère public d’organiser la preuve et de la rendre accessible aux défendeurs.
Transmission tardive des premières vagues de divulgation de la preuve, éléments de preuve communiqués par inadvertance, omission de transmettre aux défendeurs des documents désignés comme potentiellement pertinents, quantité volumineuse de preuve divulguée à l’aube de la date prévue du procès (plusieurs millions de documents), ce qui a entraîné des remises : voilà autant d’exemples choisis par le juge Mascia afin d’illustrer une «histoire de retard et de cafouillage» relative à la divulgation de la preuve par l’AMF dans cette affaire.
Manquements en matière de respect des privilèges
Outre de nombreux manquements à ses obligations en matière de divulgation de la preuve, le juge Mascia a également conclu que l’AMF avait fait preuve de négligence et d’insouciance à l’égard du droit au secret professionnel.
En effet, il a été mis en preuve que l’AMF avait omis d’établir des protocoles adéquats pour assurer le respect des privilèges, ce qui a mené à :
- la possession et la consultation par les enquêteurs et les procureurs de l’AMF de documents privilégiés liés à la défense de l’un des défendeurs, Benjamin Ahdoot ; et
- la divulgation aux défendeurs de plusieurs milliers de documents potentiellement privilégiés appartenant à des tiers, ce qui a entraîné la mise en quarantaine de 330 000 éléments de preuve pertinents des mains des défendeurs en plein milieu de leur procès.
Le juge Mascia a rappelé que, dans le contexte de la divulgation de la preuve, il incombait à la poursuite d’assurer le respect des documents protégés par le secret professionnel, et que les manquements par l’AMF dans le traitement des documents privilégiés dans cette affaire avaient révélé un problème systémique que le tribunal ne devait pas cautionner :
[204] Le laxisme et l’absence de rigueur de l’AMF dans le traitement de la preuve privilégiée sont inacceptables. Le Tribunal ne peut pas continuer d’absoudre judiciairement la négligence de la poursuite.
Mesure draconienne : l’arrêt de la procédure
Face aux manquements répétés de la part de l’AMF en matière de divulgation de la preuve et de respect des privilèges, le juge du procès a conclu qu’il y avait atteinte au droit des accusés à un procès équitable ainsi qu’atteinte à l’intégrité du système de justice, lesquelles seraient perpétuées ou aggravées par la continuation du procès.
Le juge Mascia a donc prononcé l’arrêt de la procédure, considérant qu’aucun autre remède ne serait susceptible de corriger l’atteinte et que les intérêts de la société allaient en ce sens :
[219] Finalement, la société a tout intérêt à ce qu’un poursuivant s’acquitte avec célérité de ses obligations et qu’il procède à une divulgation diligente de la preuve. Un citoyen poursuivi par l’AMF ne devrait pas craindre de violer le secret professionnel appartenant à des tiers en consultant la preuve qui lui est divulguée. L’intérêt de la société est également préservé lorsque le secret professionnel reçoit la protection la plus absolue.
1. Baazov c. Autorité des marchés financiers, 2018 QCCQ 4449.
* associée chez McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l. Le présent article ne constitue pas un avis juridique.