«Ne touchez pas à ma rémunération qui varie en fonction du chiffre d’affaires que je génère !»
C’est l’un des messages qu’envoient aux Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) les conseillers en placement et les conseillers liés à un cabinet multidisciplinaire sondés à l’occasion du Pointage des courtiers québécois 2020 et du Pointage des cabinets multidisciplinaires 2020.
Lors des deux sondages, les répondants devaient donner leur avis sur quatre façons de gérer les conflits d’intérêts découlant des mécanismes de rémunération et des mesures incitatives internes des courtiers. Celles-ci proviennent de l’Instruction générale relative au Règlement 31-103 sur les obligations et dispenses d’inscription et les obligations continues des personnes inscrites, des ACVM. Et elles pourraient peut-être orienter certaines actions des services de conformité de courtiers, car les nouvelles obligations touchant le traitement des conflits d’intérêts entreront en vigueur le 31 décembre 2020.
Ainsi, la grande majorité des conseillers de plein exercice (91,4 %) et des courtiers multidisciplinaires (82,4 %) sont défavorables à la première mesure de contrôle proposée, soit de réduire la proportion de la rémunération liée au chiffre d’affaires qu’un conseiller génère. «Je trouve ça bien d’être récompensé à la hauteur des efforts qu’on met», dit un conseiller de plein exercice qui exprime un avis répandu.
«Je les comprends, dit Gino-Sébastian Savard, président de MICA Cabinets de services financiers. C’est grâce à la qualité des conseils que tu donnes que le client fait de l’argent et que son portefeuille grossit. Plus tu travailles, plus tu fais grossir son portefeuille, donc plus ça va, plus tu es payé.»
Quelques sondés sont toutefois favorables à cette proposition. «[Que la rémunération soit liée au chiffre d’affaires], ça favorise ceux qui sont plus gros, ceux qui ont une grosse clientèle, ce n’est pas en lien avec la qualité du service. Aussi, les conseillers de la relève n’auront pas les ressources pour réussir à grandir», commente un sondé lié à un cabinet multidisciplinaire.
«C’est sûr qu’un conseiller qui débute a des comptes plus petits et une plus faible rémunération, mais c’est logique», réagit Jean Morissette, consultant, ancien président de Services financiers Partenaires Cartier et ex-associé fondateur de Talvest.
Selon lui, il n’est pas logique de penser qu’un professionnel qui développe son chiffre d’affaires doive diminuer sa marge, d’autant plus que, souvent, ses frais fixes augmentent puisqu’il doit engager des adjoints ou d’autres professionnels pour servir ses clients.
Oui à un bonus lié à la conformité
Deux des propositions des ACVM lient la rémunération des conseillers au respect de la réglementation. L’une de ces solutions propose qu’une partie de la rémunération dépende de l’absence de plainte valide et du respect des exigences de conformité.
Les sondés adhèrent à cette solution. Les conseillers en placement y sont favorables à 64,7 %, mais les courtiers multidisciplinaires semblent plus mitigés : 47,6 % d’entre eux y sont favorables, et 25,2 % se disent indécis.
«Je suis tout à fait d’accord, car les représentants ayant de meilleures pratiques en conformité ont le même taux de rémunération que ceux qui ont de moins bonnes pratiques. Ces derniers engendrent des coûts pour la firme que les représentants ayant de meilleures pratiques doivent absorber, ce qui n’est pas équitable», indique un sondé. «On devrait souligner la bonne éthique par des bonus en fin d’année», ajoute un autre.
«C’est le cas chez nous», observent même quelques conseillers de Gestion de patrimoine TD.
Toutefois, certains semblent opposés à cette mesure. «On est travailleurs autonomes, c’est déjà difficile de générer une paye, alors si on nous met des embûches, cela devient inacceptable. Quel employé salarié a des restrictions sur sa paye selon les plaintes ?» proteste un répondant.
Gino-Sébastian Savard et Jean Morissette estiment que cette proposition ne manque pas d’intérêt. Selon eux, la réglementation ne devrait pas être vue comme une corvée, mais comme un mode de vie.
«Quelqu’un qui ne respecte pas la conformité et qui n’applique pas les meilleures pratiques ne devrait pas être toléré dans l’industrie», commente Jean Morissette.
Toutefois, ils jugent impossible la mise en place de cette proposition. «Honnêtement, ce sont des voeux pieux. Comment faire pour appliquer ça dans la vraie vie ?» questionne Jean Morissette.
«Ce n’est pas fou comme idée, parce que ça encourage les saines pratiques. Mais je vois difficilement comment on pourrait mettre ça en place de façon pratico-pratique. Il faudrait changer tous nos contrats», dit Gino-Sébastian Savard.
L’autre mesure de contrôle que proposent les ACVM serait de reporter une partie de la rémunération du conseiller pour que le courtier s’assure que sa pratique est conforme. La majorité des répondants sont défavorables à cette mesure : 59,9 % des conseillers de plein exercice et 61,2 % des conseillers liés à un cabinet multi-disciplinaire sont contre.
«Ça serait un peu enfantin», souligne l’un d’eux. «Je suis contre cette idée. Ça devient la responsabilité du courtier. La relation du courtier et de son agent doit être basée sur la confiance !» dit un autre.
Les deux experts qu’a interrogés Finance et Investissement sont eux aussi contre cette idée. «Je ne vois pas la logique, c’est-à-dire quelle proportion et pour combien de temps ? Souvent, un problème peut survenir des années plus tard», note Jean Morissette.
Gino-Sébastian Savard croit que cette proposition pourrait nuire à la relation entre un représentant et son cabinet. Selon lui, cette mesure ne sert à rien, car un cabinet qui n’aurait pas confiance en son représentant ne ferait simplement pas affaire avec lui. Il comprend toutefois que les grandes firmes pancanadiennes, qui ne connaissent pas personnellement leurs employés, puissent y voir du positif.
Va pour la rémunération uniforme
La dernière mesure proposée serait que la rémunération soit uniforme, peu importe le type de produit ou de service offert. Une proposition qui reçoit visiblement le soutien de bon nombre de répondants, puisque 65,3 % des conseillers en placement et 44,3 % des courtiers multidisciplinaires y sont favorables, et 24,6 % sont indécis.
Pour ce dernier point, on note nettement une différence entre les conseillers de plein exercice et les conseillers multidisciplinaires, peut-être parce qu’en assurance, la rémunération varie, entre autres, selon les produits, les volumes passés auprès d’un assureur et les volumes passés auprès d’un agent général.
Jean Morissette a sa propre explication de cette différence : «Les conseillers de plein exercice, de manière générale, ont des clientèles plus importantes auxquelles appliquer une pratique de rémunération à honoraires, plus appropriée et plus facile. Tandis que les conseillers en épargne collective ont de plus petits comptes, où cette rémunération est moins facile à établir et est peut-être moins payante.»
Bien que la majorité de l’industrie aille vers une pratique à honoraires dans le secteur du courtage de plein exercice et que les honoraires soient en croissance dans le courtage en épargne collective, certains estiment que ce mode de rémunération n’a pas de sens. «Gérer un compte en liquidités versus gérer un portefeuille d’actifs, ce n’est pas la même chose. Le deuxième est bien plus complexe, donc ça demande une meilleure rémunération», dit un répondant du secteur du courtage en épargne collective.
«Certains produits méritent d’être mieux rémunérés que d’autres, car le travail et les connaissances nécessaires du produit sont plus exigeants que pour d’autres produits», ajoute un autre conseiller du même secteur.
Toutefois, la plupart des sondés jugent qu’une telle mesure serait bénéfique. «Ça m’aiderait à être moins tendu !» affirme l’un d’eux.
Pas vraiment nécessaire
Les deux experts interrogés estiment toutefois qu’aucune de ces mesures des ACVM n’est réellement nécessaire. Pour Jean Morissette, la réponse pour régler les conflits d’intérêts est bien plus simple : divulguer systématiquement la rémunération au client.
Gino-Sébastian Savard croit que beaucoup de nouveaux règlements ont permis de résoudre les éventuels conflits d’intérêts. Il pense qu’il faut maintenant se donner quelques années pour voir l’effet des normes mises en place.
«Je ne pense pas qu’il y ait un gros travail de fond à faire en matière de conflits d’intérêts. Vivons avec la nouvelle réglementation pendant quelques années et on verra si on doit avoir de nouvelles normes, affirme-t-il. Si on met en place trop de règles, on ne saura plus ce qui marche et ce qui ne marche pas.»