Le parcours menant au transfert d’un bloc d’affaires d’un conseiller à un autre est semé d’obstacles. Bien des firmes de courtage travaillent à les éviter, certaines avec plus de succès que d’autres.
En effet, les courtiers de plein exercice et les cabinets multidisciplinaires obtiennent des notes inférieures à la moyenne des résultats agrégés lorsque leurs conseillers évaluent leur programme de relève, d’après les sondages menés par Finance et Investissement. Certains conseillers l’apprécient, soulignant la force de leur firme à attirer de nouveaux talents. Or, bon nombre connaissent mal ce programme ou déplorent le peu de soutien de leur firme.
Les défis du transfert de bloc d’affaires diffèrent d’une firme à l’autre. Ils varient, entre autres, selon que les conseillers possèdent leur achalandage d’affaires (book) ou non, et en fonction du modèle d’affaires et des ressources des firmes. Cependant, ils ont un dénominateur commun : le défi humain de cette transition.
Transférer son bloc d’affaires «est probablement l’élément le plus difficile dans la carrière de quelqu’un», estime Michael Rogers, vice-président, ventes et distribution, réseaux indépendants, chez Desjardins Sécurité financière (DSF), et dirigeant du réseau SFL, Partenaire de DSF.
Sa firme a beau soutenir les acheteurs potentiels afin qu’ils soient prêts, formés et aient accès à du financement, elle pourrait en faire plus pour soutenir les vendeurs, d’après lui. Ça peut être difficile pour un conseiller qui a 30 ans d’expérience de travailler avec un acheteur durant une période de transition, selon Michael Rogers : «Tout d’un coup, se retrouver avec un ou deux jeunes qui veulent changer les choses, qui sont rendus au numérique, c’est un changement qui peut être difficile à vivre.»
Plusieurs conseillers seniors aiment travailler seuls et peinent à intégrer un jeune à leur équipe, note François Bruneau, vice-président administration, investissement, chez Groupe Cloutier Investissements : «Ce ne sont pas des gestionnaires de ressources humaines : ils ont passé leur vie à développer, prospecter des nouveaux clients et faire des ventes, dit-il. Alors, ils n’aiment pas s’occuper du petit nouveau en restant sur les lignes de côté. Après un an ou deux, les choses marchent plus ou moins.»
Pour faciliter le transfert de book, le Groupe Cloutier a développé il y a quelques mois un programme de jumelage entre vendeurs et acheteurs. Il met ainsi des gens en contact, s’assoit avec eux, participe aux rencontres préliminaires, et fournit de l’accompagnement.
Le Groupe Investors a construit un programme de coaching afin de soutenir les conseillers d’expérience. Cette démarche se fait sur une période de deux à trois ans. «C’est tout un cheminement psychologique, car ils doivent recruter les bonnes personnes pour que ce soit le bon « fit »», précise Claude Paquin, président, Québec, chez Services Financiers Groupe Investors. La firme a recours à des tests psychométriques qui aident les conseillers à définir les compétences dont ils ont besoin. L’objectif est de former des équipes solides qui vont assurer la pérennité du bloc d’affaires.
Difficile, vendre un gros book
Selon François Bruneau, pour acheter un bloc d’affaires important, un conseiller doit avoir les reins assez solides : il doit pouvoir rembourser son achat et intégrer un lot de clients. «Il ne suffit pas de faire un chèque pour intégrer une pratique valant 600 000 $ ou 1 M$. Il faut être capable de s’occuper des clients. Ce n’est pas un jeune qui commence qui va avoir le potentiel d’y parvenir. Le problème, c’est qu’un conseiller qui est déjà gros, qui sert 2 000 clients, comment va-t-il trouver le temps de s’occuper de ce nouveau volume ?» D’après lui, il n’est pas facile de segmenter son bloc d’affaires pour mieux le vendre, car cela signifie de trouver deux acheteurs compatibles plutôt qu’un seul. «Les conseillers doivent trouver quelqu’un qui ait les mêmes valeurs qu’eux, ce qui peut être complexe et long.»
Pour surmonter cette embûche, Aurrea Signature rachète parfois elle-même un bloc d’affaires afin de contrôler la redistribution des segments de clientèle.
Le modèle d’affaires des firmes de courtage de plein exercice permet aussi de relever ce défi, les directeurs régionaux orchestrant la répartition des segments. Pour ce faire, ils ont recours aux conseillers de la relève et, parfois, à un conseiller débauché auprès d’un concurrent.
Par exemple, chez RBC Dominion valeurs mobilières, bien que les deux tiers des recrues soient des gens qui n’ont pas d’expérience et qui seront formés, «l’autre tiers va être composé de gens issus de la concurrence», expliquait Paul Balthazard, directeur général régional, Québec, RBC Dominion, en marge d’un entretien pour le Top 8 des courtiers québécois 2017.
«Nos candidats à la relève proviennent pour la plupart de l’interne. Souvent, ce sont des conseillers plus juniors. Sinon, ils proviennent de firmes externes lorsqu’on ne trouve pas de candidat adéquat à l’interne», expliquait Sylvain Brisebois, directeur général, premier vice-président, conseiller principal en gestion de patrimoine et gestionnaire de portefeuille, chez BMO Nesbitt Burns, au printemps de 2017.
Une question de prix
Fixer un prix de vente juste pour un bloc d’affaires est une autre difficulté, selon François Bruneau : «La plupart des vendeurs surestiment la valeur de leur entreprise».
Or, les acheteurs étaient jusqu’à tout récemment «un peu frileux», notamment à cause de l’incertitude règlementaire concernant les commissions intégrées et les commissions en assurance (NDLR : Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières veulent abolir les frais d’acquisition reportés sur les fonds d’investissement, mais continuent de permettre les commissions intégrées en distribution de valeurs mobilières.)
«L’acheteur n’aura pas la même vision que le vendeur lorsqu’il achète un bloc d’affaires et qu’il ne sait pas combien il va lui rapporter dans deux ou trois ans parce qu’il a une épée de Damoclès règlementaire au-dessus de la tête. C’est tout un défi de réconcilier ces visions», notait François Bruneau , en mai.
Les vendeurs surestiment la valeur de leur bloc d’affaires, corrobore Christian Laroche, président chez Aurrea Signature. Le cabinet de services financiers a d’ailleurs mis sur pied un service consacré à l’évaluation de portefeuille. Il a développé sa propre grille de critères et une fois que les parties se sont entendues, il les oriente selon les besoins du financement. «Nous finançons certaines transactions nous-mêmes, par exemple lorsqu’un de nos conseillers prend sa retraite, mais pour d’autres transactions, on leur donne accès à des assureurs qui offrent des programmes de financement, ou à des banques», dit le président.
Le Groupe Investors utilise une formule pré-établie pour fixer le prix de vente, qui est ajustée en fonction du marché et des pratiques d’affaires. «C’est non négociable, ainsi, il y a une grande constance et c’est beaucoup plus simple à gérer, tant pour les vendeurs que pour les acheteurs», explique Claude Paquin. Selon lui, cette formule fait en sorte «qu’il n’y en a pas un qui a l’impression d’être perdant dans l’échange».
Ainsi, lorsque la transition est terminée et que le conseiller part à la retraite, il reçoit une prime sur la rétention de l’actif, calculée sur la rémunération totale, répartie sur une période de 60 mois. «On regarde la rémunération totale de la pratique, puisque les sources de revenus, aujourd’hui, sont très variables et qu’un conseiller peut tirer ses revenus du placement, des hypothèques, des assurances et du produit bancaire», précise Claude Paquin.