Bon nombre de conseillers restent réticents à utiliser des produits qui choisissent leurs placements en fonction de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Or, ils risquent de l’être moins dans les prochaines années.
Voilà ce que démontrent les sondages menés à l’occasion du Pointage des courtiers québécois de 2020 et du Pointage des cabinets multidisciplinaires de 2020.
À ces deux types de conseillers on a demandé quel pourcentage de leur actif géré est orienté vers des stratégies ESG. Tant les conseillers en placement que les conseillers liés à un cabinet multidisciplinaire en avaient une part médiane de 2 %.
La part moyenne en ESG pondérée en fonction de l’actif géré s’élève à 15,6 % pour les conseillers en placement et à 5,7 % pour les conseillers liés à un cabinet multidisciplinaire. Les conseillers faisant partie du segment des 20 % qui génèrent le plus de revenus dans leur catégorie ont tendance à avoir une part moyenne pondérée en ESG supérieure à celle des autres 80 %. Voir le tableau «Profil des conseillers, selon le secteur d’activité, en 2020» en page 15.
Notons toutefois que seulement 58 % des conseillers en placement et 65 % des conseillers liés à un cabinet multidisciplinaire que nous avons sondés avaient au moins une partie de leur portefeuille dans les stratégies ESG. Parmi ceux-ci, la moyenne simple des proportions de l’actif en ESG des conseillers en placement était de 21 % et celle des conseillers multidisciplinaires, de 6,5 %.
Parmi les conseillers en placement sondés, quelques-uns avaient la totalité de leur actif orientée vers l’ESG, alors que chez les conseillers multidisciplinaires, les plus orientés vers l’ESG en avaient une part de 33 %.
L’analyse des commentaires des répondants montre qu’un segment d’entre eux restent sceptiques. «C’est de la bouillie pour les chats ! Il y a des banques là-dedans, des banques qui investissent dans les armes à feu !» dit ce conseiller qui n’a aucune pondération en ESG. «Je crois qu’il y a beaucoup de marketing là-dedans. C’est beaucoup de la poudre aux yeux», ajoute un autre.
«Plein de fonds sont désignés ESG, mais c’est beaucoup de la frime», selon un conseiller qui a pourtant 60 % de son actif géré en ESG.
Finance et Investissement a regroupé les autres répondants en fonction de leur attitude à l’égard des facteurs ESG. Une partie des répondants n’y accordent aucune importance, d’autres ont des doutes quant à leur pertinence, alors que certains déclarent que leurs clients ne s’y intéressent pas.
«Ça ne m’intéresse pas pour l’instant. J’ai assez de critères de gestion sans en ajouter un. Les gens veulent des ESG, mais ils veulent aussi du rendement ! C’est un gadget», indique un répondant.
«C’est vague aussi comme catégorie. La définition est propre à chacun», estime un autre.
Or, de nombreux conseillers commencent à intégrer les facteurs ESG et d’autres y sont favorables.
«C’est important. On y croit, mais les ESG sont très dispendieux», dit un répondant. «On intègre des facteurs ESG dans notre sélection d’actions depuis 2012», note un autre. «C’est extrêmement important. Ce sont les plus jeunes qui ont ces valeurs-là, mais ils n’ont pas nécessairement le plus d’argent. Il faut sensibiliser la clientèle plus âgée», souligne un troisième.
Une vague de fond
Les patrons des divers réseaux de conseillers partagent généralement le constat suivant à l’égard des produits ESG : ils sont peu répandus, car ils sont peu demandés et peu standardisés. Or, l’investissement ESG constitue une vague de fond qui finira par se répandre largement à long terme.
«L’ESG est une catégorie d’investissement qui est principalement motivée par la conscience sociale et environnementale d’un investisseur individuel par rapport à celle de son conseiller. Au Canada, la tendance se fait progressivement sentir, notamment avec une cohorte d’investisseurs plus jeune. Pour qu’il soit plus solidement établi, il faudra des preuves solides que ce type d’investissement est en mesure de suivre le rythme des performances à long terme des investissements qui ne sont pas de type ESG», indiquait iA Groupe financier, société mère d’Investia Services financiers, en mai dernier.
Quelques dirigeants de courtiers soulignent l’absence de normes entourant l’ESG. L’éventail de méthodes de classement est large, varié et souvent propre à chaque créateur d’indices ou manufacturier de produits.
«C’est un thème qui a été très galvaudé et à la mode ces dernières années. Pour l’instant, les définitions ne sont pas claires. Une entreprise comme Apple va avoir une note de 20 % selon un classement et une note de 80 % selon un autre», faisait valoir Denis Gauthier, premier vice-président et directeur national à la Financière Banque Nationale, en avril dernier.
«Il n’y a pas de standards en ESG. Chacun l’interprète à sa façon. L’industrie de la finance est encore en train de l’explorer», observait Jérôme Brassard, vice-président et administrateur de RBC Dominion valeurs mobilières (RBC DVM), en avril.
«Plusieurs maisons de fonds, dont Desjardins, se positionnent dans ce secteur pour répondre aux besoins des clients. Les conseillers [aimeraient qu’une] certaine certification se fasse. On n’est peut-être pas rendu là et on invite nos partenaires des maisons de fonds à répondre à ce besoin», disait Michael Rogers, vice-président, ventes et distribution, réseaux indépendants au Mouvement Desjardins, en mai dernier.
Le profil des clients ayant le plus d’actif financier explique aussi la demande relativement faible en produits ESG, notait Richard Rousseau, vice-président du conseil du Groupe gestion privée, Québec, chez Raymond James (RJ), en avril dernier : «Je ne sais pas si c’est une question de génération ou du fait que la richesse est encore détenue par une population qui n’en fait pas une priorité, mais, avec le temps, ça deviendra plus important. L’industrie va grandir et certains conseillers en placement éventuellement vont se démarquer [en ce sens].»
Comprendre les nuances entre des produits traditionnels et des produits ESG reste difficile pour le client moyen qui vise d’abord un rendement lui permettant d’atteindre ses objectifs, notait Éric Lauzon, vice-président au développement des affaires et au recrutement pour le Canada d’Assante, en mai. Cela explique la demande relativement faible en produits ESG : «Les clients en ont assez de faire du recyclage, d’imprimer moins, de faire les lunchs. C’est beaucoup de travail d’être socialement responsable et les investissements, c’est un peu en bas de cette échelle [des priorités].»
Or, tous les dirigeants interrogés anticipent une croissance de l’actif en ESG et s’adaptent à la tendance. «On a des comités ESG et on essaie de guider la parade. Notre service de gestion de portefeuille regarde comment articuler l’ESG et le faire vivre, mais c’est encore un segment de l’investissement en définition, et c’est ça le problème», a mentionné Denis Gauthier.
Chez RBC DVM, on observe aussi le développement accéléré de ce secteur, notait Jérôme Brassard : «C’est absolument nécessaire d’exceller sur ce terrain. Nos investisseurs actuels et [ceux]de demain vont être très critiques sur notre façon d’être des entreprises citoyennes et sur notre façon de choisir les investissements qui connectent avec leurs valeurs.»
L’industrie est mûre pour se mettre à offrir des produits socialement responsables, considérant que certains clients les demandent, affirmait Mary Hagerman, gestionnaire de portefeuille et conseillère en placement chez RJ, en juin. Toutefois, la récente volatilité des marchés causée par la pandémie pourrait avoir freiné cette tendance : «Les gens sont plus réceptifs à ce type de produit dans un marché haussier que [dans un marché] baissier», disait-elle.
La performance des produits ESG durant le dernier marché baissier constituera un premier test pour bon nombre de ceux lancés récemment et elle risque d’alimenter les discussions avec les clients, selon Mary Hagerman : «Si on démontre que les filtres ESG ne compromettent pas le rendement, les clients seront plus enclins à écouter les arguments de l’ESG, et les conseillers, à faire un effort additionnel pour éduquer leurs clients et bâtir des portefeuilles avec ces produits.»
L’intérêt marqué pour l’ESG chez les investisseurs institutionnels fera que la distribution de détail devra emboîter le pas, estimait Jean Morissette, consultant auprès de l’industrie de la gestion de patrimoine, en juin : «Aujourd’hui, il n’y a plus un investisseur institutionnel qui n’a pas [de filtre ESG] dans ses politiques. L’industrie du conseil va suivre, c’est une question de temps.»
Lorsque des investisseurs institutionnels délaisseront les titres des entreprises qui sont cancres en matière d’ESG, cela nuira à leur performance, ce qui forcera les conseillers à considérer les filtres ESG, selon lui. «Ça demeure un critère à intégrer dans les pratiques individuelles des conseillers, mais beaucoup ont commencé à le faire», a-t-il ajouté.
Le problème de la standardisation des filtres ESG se réglera tôt ou tard et la demande d’informations en ce sens se multipliera, a dit Jean Morissette : «Des analystes ajouteront des commentaires et des analyses sur ce plan, parce qu’il y a un effet sur le rendement et la détermination du prix des actions.»