Lorsqu’un client a une somme significative de capital à investir, par exemple lors de la vente de son entreprise, certains conseillers hésitent à exposer l’ensemble de cet argent d’un seul coup aux marchés financiers.
Il est vrai que l’entrée massive dans les marchés permet de profiter complètement d’une éventuelle hausse de ceux-ci. Par contre, en cas de baisse, cette stratégie peut décevoir le client. Pour ménager la chèvre et le chou, certains préfèrent investir progressivement. Malheureusement, ils entrent alors dans un jeu qui, la plupart du temps, est perdant.
Ainsi, un conseiller peut hésiter à investir immédiatement tout le nouveau capital qu’un client reçoit après avoir gagné un magot important à la loterie ou avoir reçu un héritage significatif. S’il disperse son entrée sur les marchés, il doit alors déterminer la durée de son intégration progressive : 6 mois ? ou 12 mois ?
Bien entendu, il peut appliquer cette stratégie différemment en fonction de la catégorie d’actif. Le risque de subir une baisse est beaucoup plus atténué si on investit dans les titres à revenu fixe que si on investit dans les actions. Cependant, même dans les titres à revenu fixe, un conseiller peut craindre l’impact défavorable d’une hausse des taux d’intérêt sur la composante à plus longue échéance du portefeuille.
Avant d’analyser la stratégie de l’entrée progressive, mettons une chose au clair : si un conseiller prône une entrée progressive sur 6 ou 12 mois et qu’une chute boursière survient au cours du 7e ou du 13e mois ou par la suite, sa stratégie aura fait chou blanc. Le comportement du portefeuille pleinement investi au jour 1 ou pleinement investi après 12 mois sera alors le même et on risque d’avoir un client peu heureux du choix de 6 ou 12 mois, surtout si la hausse s’était maintenue dans ces 6 à 12 mois de transition. Le client sera alors doublement perdant d’être resté sur les lignes de côté.
L’entrée progressive risque d’échouer
Pour comparer l’effet de l’entrée progressive ou de l’entrée massive, j’ai examiné leur impact sur un portefeuille composé à 50 % de l’indice S&P/TSX et à 50 % de l’indice FTSE TMX Univers (obligations canadiennes), selon différentes périodes passées.
J’ai comparé les rendements après un an d’un tel portefeuille investi à 100 % au jour 1 (Port.-A) par rapport à un investissement au début de chaque mois de 1/12 du capital initial (Port.-B). J’ai utilisé les données du 1er février 1957 jusqu’au 1er juillet 2018, ce qui a donné 726 périodes de 12 mois consécutives, chacune des périodes débutant le premier jour de chaque mois.
Après 12 mois, les deux portefeuilles ont bien entendu le même comportement, puisqu’ils sont pleinement investis tous les deux. Pour simplifier l’analyse, j’ai fait l’hypothèse qu’aucuns frais de gestion ne sont appliqués. De plus, durant la période d’attente où le capital n’est pas investi, le Port.-B n’a aucun rendement sur son encaisse.
Le graphique 1 ci-contre illustre la différence entre le rendement du Port.-B et le rendement du Port.-A, exprimée en points de pourcentage. On constate que, dans peu de périodes, l’entrée progressive a surperformé l’entrée massive. Des 726 périodes observées, 155 indiquaient une valeur ajoutée à l’entrée progressive, soit seulement 21 % du temps.
Après avoir testé différentes compositions de portefeuille durant ces mêmes périodes, j’ai découvert que cette dernière probabilité augmente à 29 % si un portefeuille est exposé entièrement au S&P/TSX et diminue à environ 17 % pour un portefeuille dont le quart est exposé à l’indice d’actions canadiennes et la différence, à l’indice d’obligations canadiennes.
Revenons maintenant au comportement de notre portefeuille initial, dont la moitié est en actions. Le plus grand écart défavorable a été de 38 points de pourcentage, soit un rendement de 63 % pour l’entrée massive et de 25 % pour l’entrée progressive pour une période allant du 1er juillet 1982 au 30 juin 1983. Le plus grand écart favorable a été de 14,5 points de pourcentage, soit un rendement de -5,5 % pour l’entrée massive et de 9 % pour l’entrée progressive, pour la période du 1er septembre 2008 au 31 août 2009.
La médiane des résultats donne un écart de rendement de 4,19 points de pourcentage en faveur de l’entrée massive dans les marchés.
J’ai aussi examiné s’il existait un lien entre une recommandation judicieuse d’entrée progressive et les rendements boursiers des 12, 24 et 36 mois qui précédaient l’application de la stratégie. En effet, certains diraient que l’entrée progressive est potentiellement gagnante lorsque la Bourse vient de bien performer. Malheureusement, la corrélation est essentiellement inexistante.
Par exemple, le rendement annuel composé sur trois ans a été de près de 26 % avant le 1er avril 1980, mais la stratégie de l’entrée progressive a néanmoins fait perdre 16 points de pourcentage sur un an. Quand la stratégie a surperformé de 14 points de pourcentage dans les deux exemples montrés par le graphique 1, les actions canadiennes affichaient un rendement annuel d’environ 12 % en moyenne sur trois ans, ce qui n’était pas si exceptionnel. L’analyse des sommets boursiers, qu’aucune boule de cristal efficace ne peut prédire, n’est donc pas un indicateur qu’il est temps de prôner l’entrée progressive.
Graphique révélateur
Le prochain graphique est assez révélateur de certaines failles du scénario de l’entrée progressive. Dans celui-ci, nous avons juxtaposé le rendement du Port.-A, sur l’axe des x (horizontal), à celui du Port.-B, sur l’axe des y (vertical). Chaque point représente le croisement du rendement de chacune des deux stratégies, durant une période de 12 mois donnée, soit la période de 12 mois d’entrée progressive.
Dans la Zone A avec seulement 28 cas (4 %), le Port.-B affiche un rendement positif, et le Port.-A, un rendement négatif. La stratégie d’entrée progressive plaît au client.
Dans la Zone B avec 553 cas (76 %), le Port.-A et le Port.-B ont un rendement positif. L’étalement des entrées n’a rajouté de la valeur que dans 10 % des cas. Ceci risque de déplaire au client, dont le rendement n’est pas aussi élevé que ce qu’il aurait pu obtenir s’il avait privilégié l’entrée massive.
Dans la Zone C comptant 100 cas (14 %), les deux portefeuilles ont perdu de la valeur. L’investissement progressif a ajouté de la valeur dans 57 % de ces cas. Or, le client n’est pas content, peu importe le scénario d’investissement choisi par son conseiller. On note un cas où le Port.-A a perdu 20 %, alors que le Port.-B n’a perdu que 15 %. Malgré l’écart de 5 points de pourcentage, il n’est pas certain que le client va danser de joie avec le Port.-B pour autant.
Dans la Zone D avec seulement 45 cas (6 %), le Port.-B a toujours un rendement négatif, et le Port.-A, positif. La stratégie consistant à investir progressivement s’éloigne de son objectif. Cette zone est la plus gênante pour un conseiller qui aurait conseillé l’entrée progressive.
Par-dessus ce nuage de points, nous avons ajouté la courbe de tendance, laquelle donne l’équation y = 0,5128x + 0,0022. Comment peut-on l’interpréter ? D’abord, la tendance veut que le rendement de la stratégie de l’entrée progressive représente environ la moitié du rendement de l’entrée massive (51,28 %) plus 22 points de base. Cette proportion de 51,28 % est assez intuitive, considérant que le Port.-B n’est investi que 6,5 mois sur 12, donc 54 %.
Le coefficient de détermination R2 de 0,7565, qui mesure la qualité de la prédiction de cette courbe de tendance, nous indique que cette courbe a un pouvoir de prédiction fort. Ceci veut dire que la courbe est loin d’être due au hasard et qu’on parle d’une tendance lourde.
J’ai refait le graphique 2 en segmentant en deux la période d’observation des résultats, soit l’une de 1957 à 1986, et l’autre, de 1987 à 2018. Les résultats sont similaires.
Discussion franche nécessaire ?
D’autres auteurs concluent également que l’entrée progressive ne donne pas de meilleurs résultats. Elle n’est qu’un placebo, commentait Moshe A. Milevsky, professeur de finance à la Schulich School of Business de l’Université York, à Toronto, dans un article d’Advisor.ca.
Vanguard arrivait aux mêmes constats après avoir examiné trois marchés différents, soit les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, selon l’étude Dollar-cost averaging just means taking risk later, publiée en juillet 2012.
Si un client n’est pas à l’aise d’appliquer immédiatement sa politique de placement, peut-être qu’il faudrait simplement rediscuter de sa réelle tolérance au risque. Peut-être alors qu’un portefeuille avec une pondération moindre en actions convient mieux.
Il m’apparaît important de partager ces graphiques avec les clients. Avec une discussion franche, l’inquiétude de l’entrée immédiate, ressentie tant par le conseiller que par l’investisseur, peut disparaître.
Cet exercice renforce la thèse selon laquelle tenter de synchroniser les marchés pour un conseiller est un exercice vain, dont l’efficacité de l’application est hasardeuse.
Parfois, à la fin des explications, l’aspect comportemental l’emporte sur la démonstration mathématique en raison de la peur de perdre. Statistiquement et financièrement parlant, l’entrée progressive est peu efficace, mais peut parfois avoir un effet placebo sur le bien-être.
Pour un conseiller, tenter de synchroniser les marchés est un exercice vain.
Certains diraient que l’entrée progressive est potentiellement gagnante lorsque la Bourse vient de bien performer : malheureusement, non.
* Daniel Laverdière, A.S.A. Pl. fin., Directeur principal, Centre d’expertise, Banque Nationale Gestion privée 1859