En effet, chez certains courtiers, ces CP ressentent qu’à la fois les succursales bancaires et les banquiers privés leur livrent concurrence. Les premières courtisent les clients de détail ayant de plus en plus d’actifs à investir alors que les seconds veulent servir davantage de clients à valeur nette élevée. Résultat, leur spectre de prospection se restreint de plus en plus, ce qui peut nuire à la croissance de leur bloc d’affaires.
Cette situation s’inscrit souvent dans un ensemble de règles mises en place par l’institution financière qui détient la firme de courtage de ces CP. On désigne cet ensemble de règles comme la bankification d’un courtier, par laquelle une institution financière s’immisce de plus en plus dans ses affaires internes.
Ce phénomène, qui existe depuis déjà bon nombre d’années, semble prendre de l’ampleur, d’après les commentaires recueillis auprès de CP en février et mars derniers à l’occasion du Pointage des courtiers québécois.
Quelques CP déplorent entre autres la concurrence accrue des différents réseaux internes de leur institution financière, les révisions à la baisse de leur rémunération et le changement de cap dans la direction des affaires de leur courtier. On craint que la haute direction veuille favoriser les filiales où travaillent des salariés au détriment des conseillers en placement dont la rémunération est variable et, parfois, plus élevée que celle des salariés.
«La banque impose sa mainmise. La culture qui vient d’en haut change tranquillement. Banques et conseillers n’ont pas les mêmes priorités. Il y a un petit clash en train de se faire», résume ainsi un conseiller.
La bankification sème plusieurs doutes. Certains conseillers remettent en question le rôle de leur réseau de distribution au sein de leur institution financière. Celui-ci recevra-t-il à l’avenir sa juste part des investissements technologiques requis pour rester pertinent et croître ? Les références en provenance des succursales bancaires ou des caisses diminueront-elles ?
Certains se demandent quel rôle joueront à l’avenir les conseillers à salaire, qu’ils côtoient au sein même de leur courtier. Par exemple, ces conseillers peuvent, selon le modèle d’affaires, servir des clients dont le compte est inférieur à 100 000 $. Or, tout dépendant des firmes, ces conseillers à salaire restent indirectement souvent au service des CP. Ces derniers peuvent ainsi segmenter leur clientèle, puis se départir des plus petits comptes en les leur transférant.
Le malheur des uns…
La bankification est l’un des facteurs qui ont favorisé l’expansion de Raymond James (RJ) au Canada. Dans une industrie où la concurrence est forte pour le recrutement de CP, la firme indépendante a acquis 130 équipes de CP au Canada depuis trois ans, affirmait Richard Rousseau, vice-président du conseil du Groupe gestion privée, Québec, chez RJ, en avril dernier. Il explique le raisonnement derrière la bankification.
«Un banquier privé qui travaille comme employé pour l’institution, avec des produits spécifiques à vendre, du point de vue des actionnaires et des dirigeants de l’institution, c’est une business beaucoup plus profitable et plus « sécure ». La relation client appartient à l’institution et l’employé, s’il ne fait pas ce que l’institution veut, peut être remplacé», disait-il.
De plus, le banquier privé est généralement moins payé que ce qu’un CP gagne. «L’objectif des grandes institutions serait que les conseillers soient tous des banquiers privés, qui travaillent pour l’institution et qui sont payés la moitié de ce que les conseillers en placement gagnent présentement», selon Richard Rousseau.
«C’est un phénomène réel et persistant et qui s’accélère avec le temps, notait aussi Richard Rousseau. Les enjeux sont trop gros en ce qui a trait à la rentabilité des opérations de gestion de patrimoine et la sécurité de ces business. Les conseillers sont seuls là-dedans et personne ne les représente.»
L’un des problèmes de la bankification est qu’elle risque de brimer l’indépendance du conseiller de choisir le meilleur produit pour le client. Pour une institution financière qui est aussi manufacturier de produits financiers, la tentation serait forte d’orienter davantage de clients vers des produits maison, plus rentables à distribuer.
«S’il y a des conflits d’intérêts qui sont créés à travers cela, ça pourrait ne pas être bon pour le client», jugeait Richard Rousseau.
Comme les institutions financières ne veulent pas de départs massifs de conseillers, lesquels quitteraient la banque avec une part importante de sa clientèle, elles ajustent leurs politiques lentement mais sûrement, selon lui. Or, des équipes de conseillers insatisfaits font le saut chez RJ, dont quelques-unes de Valeurs mobilières Desjardins, qui ont vécu une réorganisation à l’automne 2019.
«Pour une firme comme nous, c’est un avantage concurrentiel majeur. La bankification se passe autant aux États-Unis qu’au Canada», disait Richard Rousseau. Ce dernier fait notamment valoir aux CP que, lorsque l’un d’eux quitte RJ, on ne cherche pas à attribuer ses clients à un autre CP afin de retenir ses comptes. «On a une relation d’affaires respectueuse avec les CP, car ces gens-là travaillent pour leurs clients, pas pour RJ», soutient Richard Rousseau.
Sujet chaud
Paul Balthazard, vice-président et directeur régional, Québec, chez RBC Dominion valeurs mobilières (RBC DVM), notait, en avril dernier, que son patron, David Agnew, se faisait poser davantage de questions sur la bankification : «Nos gens ont des amis dans les autres firmes et, à différents degrés, c’est ce qui se passe ailleurs. Dans les grandes firmes qui sont détenues par des banques, il y a de plus en plus de cette présence bancaire dans leur quotidien, que ce soit dans les façons de faire ou dans la gestion.»
«David Agnew est candide sur cette question. Il dit : « Ça va arriver si on n’est pas rentable comme on l’est présentement. » On est toujours condamné à continuer notre croissance et à garder cette rentabilité», expliquait Paul Balthazard.
Selon lui, le modèle actuel de RBC DVM sert bien son propriétaire, mais la direction du courtier doit rester flexible et ouverte à l’évolution de l’industrie. Or, tant que la performance est là, il n’y a pas de raisons pour la RBC de s’ingérer dans le quotidien du courtier.
Difficile donc de savoir comment la bankification évoluera précisément au sein des courtiers qui sont la propriété d’institutions financières. Or, une faible rentabilité de l’un de ceux-ci pourrait inciter la haute direction d’une banque à y accroître son contrôle.
À la Financière Banque Nationale (FBN), on ne perçoit pas de crainte à l’égard de la bankification, affirmait Denis Gauthier, son premier vice-président et directeur national, en avril.
En 2009, l’arrivée de Banque Nationale Gestion privée 1859 a amené son lot de questions, voire d’insatisfactions parmi les CP. Or, les choses semblent s’être replacées depuis, selon Denis Gauthier : «Le modèle des conseillers qui font de la gestion de patrimoine et qui facturent leurs services à honoraires, en majeure partie, est un modèle avec lequel on est à l’aise. Il permet de maintenir l’intérêt du client, du conseiller et de l’actionnaire en équilibre.»
La FBN est toutefois consciente du phénomène, d’après lui : «La réflexion, on l’a eue. On le voit, il y a des modèles émergents à salaire. Nous, ce n’est pas du tout notre plan de match.»