Ainsi, dans leurs propres portefeuilles, les conseillers font des transactions fréquentes, poursuivent les rendements passés, préfèrent des fonds de gestion active à frais élevés et diversifient peu, conclut l’étude «The Misguided Beliefs of Financial Advisors», publiée en mai 2018. Résultat, ils orientent leurs clients dans les mêmes voies aux mêmes moments, ce qui amène tous ces participants à connaître des rendements annuels de 3 points de pourcentage sous ceux des indices à caractère passif. L’étude ne précise pas de quelle erreur plus spécifique dépend la mauvaise performance des portefeuilles, mais fait des découvertes peu élogieuses pour la profession.
«Les fonds que les conseillers recommandent à leurs clients sont sous-performants par rapport aux indices de référence passifs de 2,3 [points de pourcentage] par an avant commissions. Les rendements des clients ne sont donc pas inférieurs à ceux du marché simplement à cause des frais ; ils le seraient même si les conseillers fournissaient leurs services gratuitement», lit-on dans l’étude.
Écrite par deux universitaires américains, Juhani Linnainmaa et Alessandro Previtero, ainsi qu’un employé de la Réserve fédérale de Chicago, Brian Melzer, cette recherche est d’une étendue exceptionnelle, ce qui lui confère un certain poids. Elle s’appuie en effet sur l’analyse, entre 1999 et 2013, des portefeuilles de 500 000 clients et de 4 407 conseillers qui géraient un total de 20 G$ d’actifs à la fin de juin 2012 auprès de deux firmes canadiennes de courtage en fonds communs de placement. Les conseillers, dont les trois quarts étaient des hommes, pouvaient offrir l’ensemble des fonds communs proposés sur le marché. Le client moyen avait des actifs de 55 300 $, lesquels étaient investis dans 3,5 fonds. En moyenne, 98,5 % des actifs à long terme d’un client étaient investis dans des fonds à gestion active, par rapport à 98,8 % pour l’actif d’un conseiller.
Les écarts entre les croyances des conseillers font que les résultats pour les clients sont significativement différents, d’après l’étude : «Les conseillers du décile supérieur des rendements de portefeuille personnel génèrent des rendements bruts supérieurs de 1,4 [point de pourcentage] par an pour les clients, par rapport aux conseillers du décile inférieur. Les conseillers du décile supérieur sur le plan des frais du portefeuille offrent également des portefeuilles dont le coût est de 36 points de base par an de plus que ceux des déciles inférieurs. Enfin, les conseillers qui détiennent les portefeuilles les moins diversifiés et les plus à risque livrent également des portefeuilles à la clientèle avec une volatilité presque deux fois supérieure à la volatilité idiosyncratique des conseillers du décile inférieur.»
Détail intéressant qui confirme la bonne foi des conseillers : ils persévèrent dans les mêmes stratégies erronées même quand ils quittent la carrière. En fait, à plusieurs égards, les conseillers réussissent moins bien que leurs clients ; par exemple, ils font des transactions encore plus souvent qu’eux pour leur propre compte, le taux de rotation de leur portefeuille personnel étant supérieur à celui de leurs clients. Ou encore, ils investissent dans des fonds plus coûteux que ceux de leurs clients, le ratio de frais de gestion de leur portefeuille s’élevant à 2,43 %, contre 2,36 % dans le cas de leurs clients. Enfin, par rapport aux marchés, le rendement de leur portefeuille personnel est de -3,66 points de pourcentage, alors que celui de leurs clients est de -3,07 points de pourcentage.
Un cadre réglementaire qui vise à réduire les conflits d’intérêts par voie de devoir fiduciaire ou d’élimination de commissions ne change rien aux «croyances erronées», jugent les auteurs de l’étude. Leur éradication passe par une éducation renforcée ou par une sélection des conseillers. Les organismes de réglementation pourraient s’attaquer au problème, mais les auteurs craignent que cela n’entraîne des distorsions et ne hausse le coût du conseil, d’autant plus que les régulateurs seraient appelés à préciser ce qui constitue le «juste conseil», une entrave à la liberté des investisseurs.
Biais cognitifs
Les erreurs des conseillers ne tiennent pas simplement à des «croyances erronées», mais bien à des «biais cognitifs», comme les définit la finance comportementale, constate Richard Guay, professeur de finance à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. «De tels biais font que les gens persistent dans leur croyance et leur pratique, même quand leurs erreurs ont été démontrées», dit l’universitaire. Une réaction rationnelle les amènerait à arrêter, mais leur biais cognitif les fait persister.
Une erreur classique tient à la recommandation de fonds sur la foi d’une bonne performance des trois ou cinq dernières années. «En général, un fonds qui a eu de bons rendements est rendu cher, et ce n’est justement pas le moment de l’acheter, dit Richard Guay. C’est sans compter que la recherche montre que les bons rendements ne se poursuivent presque jamais.»
L’étude n’est pas sans comporter ses propres biais, fait ressortir Maxime Gauthier, chef de la conformité et représentant en épargne collective chez Mérici Services Financiers. Par exemple, la sous-diversification est évaluée en la comparant à l’indice MSCI World. «La préférence pour les fonds négociés en Bourse est très présente, dit-il, et l’étude s’inscrit dans la tendance selon laquelle on juge que les frais de gestion, c’est le mal. Mais présentez-moi un fonds qui a des frais de 10 %, et si le rendement est supérieur, je n’ai pas de problème.»
Selon lui, le rôle d’un conseiller est d’offrir une surperformance à ses clients, de surpasser les indices «même si des études disent que 80 % des gestionnaires ne battent pas leurs indices. C’est mon job de trouver les 20 % de fonds qui le font et de surveiller le portefeuille de façon à ce que les gestionnaires ne dévient pas de leurs mandats.»
Richard Guay juge que la plupart des investisseurs devraient se cantonner à l’investissement indiciel. «C’est le choix le plus rationnel, intelligent et informé», dit-il. Battre les indices ? D’accord, mais à la condition que le choix des fonds ne soit pas le résultat de biais cognitifs, mais d’une analyse rationnelle et informée de multiples aspects où la performance passée n’est qu’un critère parmi plusieurs autres.
Les robots-conseillers à la rescousse ?
Richard Guay et Maxime Gauthier conviennent que formuler des recommandations «rationnelles, intelligentes et informées» constitue le travail du conseiller. Mais voilà, ce travail, un grand nombre de conseillers ne le font pas, nous apprend l’étude «Misguided Beliefs». Ils manifestent une foule de biais cognitifs et appliquent de multiples pratiques erronées – et orientent en toute bonne foi leurs clients sur les mêmes voies.
Les robots-conseillers, ces logiciels qui facilitent la gestion automatisée de portefeuille, apparaissent comme une solution «rationnelle, intelligente et informée» pour l’investisseur moyen, auquel ils offrent des portefeuilles standardisés de fonds négociés en Bourse (FNB). Les conseillers devraient-ils y recourir, pour se consacrer à des tâches grâce auxquelles ils peuvent apporter plus de valeur, comme la planification et le coaching des clients ? Après tout, note Richard Guay, la plus grande valeur du conseiller est la planification financière, la discipline, et non les stratégies de transaction.
La plus grande valeur du conseiller tient au facteur «gamma» plutôt qu’au facteur «alpha», reconnaît Maxime Gauthier. Le gamma fait référence aux avantages comportementaux de l’épargne continue et du maintien d’une approche disciplinée même lorsque les marchés sont volatils, que peut apporter une relation client-conseiller.
Maxime Gauthier reste sceptique face aux robots-conseillers. «Ne tombons pas dans un autre extrême, tranche-t-il. C’est un outil, seulement un outil, qui peut être utile. N’oublions pas que l’outil va agir en fonction de ses propres biais.» De plus, cantonner les choix aux seuls FNB n’est pas pour plaire à ce conseiller, qui pense que les robots-conseillers seraient incapables de bien veiller sur un portefeuille de fonds communs et sur les multiples aspects qu’il faut en gérer (changement de gestionnaire, dérive de la mission, etc.)
Une question de formation
Nos intervenants sont peut-être en désaccord avec une partie ou l’autre de l’étude, mais tous en confirment le constat général : les biais cognitifs des conseillers doivent être corrigés. Comment ? Par un travail d’éducation, affirment les auteurs de l’étude, réponse qu’appuient nos intervenants. Cependant, les divergences se dessinent sur la façon d’accomplir cette éducation, tout comme l’étude est elle-même divisée sur le bien-fondé de recourir aux interventions des régulateurs.
«Ce n’est pas notre rôle d’essayer de dire quel est le meilleur investissement ou le meilleur conseil», dit Martin Picard, analyste en réglementation à l’Autorité des marchés financiers (AMF), confirmant ainsi la proposition de l’étude. Par contre, il juge que l’AMF et les Autorités canadiennes en valeurs mobilières peuvent avoir une influence sur les biais erronés, mais de façon indirecte, en tâchant de mieux aligner les intérêts des conseillers avec ceux de leurs clients.
C’est un chantier sur lequel travaille l’AMF, tout particulièrement avec le nouveau Règlement 31-103, qui entrera en vigueur à la fin de l’année. Cette nouvelle réglementation «va forcer le représentant à tenir compte des facteurs de convenance, affirme Martin Picard. Je ne dis pas qu’on va éliminer les biais, mais en forçant la convenance, on pourra contribuer à les corriger.»
Une attaque directe contre les biais cognitifs passe par un programme éducatif, et tous les intervenants à qui Finance et Investissement a parlé conviennent que la formation actuelle des conseillers, trop axée sur les produits et pas assez sur l’investissement, n’est pas à la hauteur. «Le cours sur les fonds d’investissement en épargne collective n’est pas suffisant pour qu’on lâche un conseiller dans la nature en espérant qu’il donne des conseils de placement très éclairés», dit Maxime Gauthier.
Gestionnaire de portefeuille chez Wellington-Altus Private Wealth, à Toronto, et auteur du livre Standup to the Financial Services Industry, John De Goey juge que la formation de base devrait être universitaire, «semblable à un baccalauréat en commerce avec une spécialisation en finance, un curriculum de quatre ans avec une base en comptabilité, économie comportementale, comportement organisationnel».
Maxime Gauthier trouve une telle proposition inadéquate. «Ça ne garantirait pas le professionnalisme et la qualité des services. Quelqu’un qui n’a pas un bac peut très bien avoir les valeurs et les connaissances nécessaires.»
Selon lui, la solution doit venir de l’industrie elle-même et passe par la formation continue ; il appartient à des chefs de conformité comme lui et aux directions des firmes d’assurer que celle-ci soit du plus haut calibre. «Je veux des conseillers qui sont à jour dans leurs connaissances et leurs pratiques. La première qualité d’un professionnel, c’est de se remettre en question, de se demander constamment : « Ai-je les meilleurs outils, les meilleures pratiques ? Qu’est-ce que j’ignore et que je devrais savoir ? « »