Nous sommes en fin de cycle économique aux États-Unis. Les taux d’intérêt remontent et de vives tensions commerciales font craindre un ralentissement de la croissance américaine et mondiale. On redoute donc une baisse de la profitabilité des entreprises et une perte de confiance des investisseurs. Si une vague de décotes d’obligations BBB (fallen angels) devait survenir, elle pourrait entraîner dans son sillage le marché des titres à rendement élevé, beaucoup moins liquide.
L’encours des obligations de sociétés américaines a doublé depuis 10 ans. Après la crise financière, les entreprises n’ont plus accès aussi facilement au financement sur le marché monétaire. Avec la faillite de Lehman Brothers, on découvre que des milliards de dollars sont placés dans des prêts à court terme comme du papier commercial, qui ne sont plus aussi sûrs qu’on le croyait. Depuis, de nouvelles règles sont venues encadrer ces fonds, les rendant moins attrayants.
«Après 2008, de grandes sociétés ont dû transformer l’encours de leur dette en papier commercial en dette à plus long terme, mais ceci n’a pas nécessairement augmenté l’effet de levier financier de ces entreprises», indique Jeff Moore, gestionnaire de portefeuille à revenu fixe au New Hampshire pour Fidelity Investments. Selon son collègue Michael Plage, l’encours des obligations de société avait déjà doublé dans la décennie précédente, passant de 1 T$ (billion) en 1998 à un peu plus de 2 T$ en 2008.
Qu’en est-il de la part des obligations BBB dans ce vaste marché ? «Ce segment s’est énormément développé et on constate en plus que l’échéance moyenne de ces titres est bien plus longue, soit presque 10 ans. Les entreprises ont émis plus d’obligations dans les termes de 30 ans, et avec la baisse des taux d’intérêt, ces titres qui ont une longue durée sont devenus plus sensibles à un mouvement des taux d’intérêt», expliquent les deux gestionnaires de portefeuille de Fidelity.
Les émetteurs ont donc profité des bas taux d’intérêt pour emprunter à des conditions avantageuses dans le long terme. Notons que la durée d’une obligation, exprimée en années, est une mesure de sensibilité au taux d’intérêt. Plus elle est longue et plus les titres en portefeuille réagiront fortement à un mouvement à la hausse ou à la baisse des taux.
Au-delà du discours alarmiste
Cela dit, les gestionnaires de Fidelity ne partagent pas le discours alarmiste annonçant une prochaine vague de décotes d’obligations BBB. «Quand on analyse la croissance de la dette BBB de ces sociétés, on se rend compte qu’environ 1 T$ de liquidités sont piégés dans leur bilan outremer, et ce, pour des raisons fiscales. Il faut donc faire le net de ces liquidités quand on examine le niveau d’endettement de ces entreprises», explique Michael Plage.
Des sociétés, comme Amazon, qui accumulent des milliards de profits en euros, mais dont les charges financières sont essentiellement en dollars américains, ont gardé ces bénéfices en Europe. «Pour ces entreprises, il a été plus efficace d’un point de vue économique d’émettre de la dette obligataire aux États-Unis afin de financer leurs dépenses et leurs rachats d’actions plutôt que de ramener ces bénéfices et payer de l’impôt», ajoute-t-il. Bien que Donald Trump ait réduit l’impôt des sociétés l’an dernier, ces liquidités outremer demeurent très importantes.
Quant à la croissance de la dette BBB des sociétés industrielles et des services publics, plus du quart de celle-ci est liée à cinq gros noms. Parmi ces entreprises, deux ont vu leur cote de crédit relevée à BBB, soit Ford et General Motors. Quant aux trois autres, elles étaient auparavant cotées simple A : Verizon, AT&T et la compagnie pharmaceutique CVS. «Ces sociétés sont en bonne santé financière. Certaines ont fait de grosses acquisitions et ont émis de la dette intentionnellement dans le secteur BBB. Elles paient de gros dividendes à leurs actionnaires et pourraient décider de redevenir simples A en supprimant ce dividende», affirme Jeff Moore.
Par ailleurs, une grande part de l’encours en obligations américaines BBB est constitué de dette bancaire. «Après la vague de décotes des agences de notation qui a suivi la crise de 2008, la dette bancaire BBB a été multipliée par cinq. Plusieurs banques AA et AAA n’auraient jamais dû l’être à cette époque. Cependant, avec les réformes de Bâle, le secteur n’a jamais été aussi solide. Le bilan des banques est soumis à de nombreuses contraintes qui les rendent structurellement plus résilientes. Leurs ratios de capital sont à un sommet, les prêts non performants sont très bas et les liquidités sont bonnes. Bon nombre d’entre elles ne devraient donc plus être BBB et ceci devra être corrigé par les agences», estime Jeff Moore.
Le cas de GE
Récemment, le conglomérat industriel General Electric (GE) a ravivé les craintes d’une crise de crédit. Auparavant cotée AAA, la société a connu une série de problèmes et Moody’s a abaissé sa cote de crédit à long terme de deux crans à la fin d’octobre. Conséquence : le prix des obligations à long terme de GE a plongé de près de 20 % en deux semaines (voir le graphique). «La reconstruction prendra quelques années et leur destin est entre les mains de la haute direction», pensent les gestionnaires de Fidelity. L’incertitude et les craintes vont naître quand une entreprise n’est plus maître de sa destinée et qu’elle ne répond pas bien aux changements dans son marché. Et cela n’a rien à voir avec le secteur BBB, d’après eux.
Si un ralentissement économique est probable l’an prochain, les gestionnaires de Fidelity n’entrevoient pas de récession sévère en 2019. Quant à la notion de fin de cycle économique, ces derniers n’y croient pas trop : «Chaque secteur industriel a son propre cycle économique et nous n’entrevoyons pas que le taux de défaut sur les obligations soit important en 2019. Dans le segment des obligations à rendement élevé, il oscille annuellement entre 1 % et 5 %, et une anomalie par décennie environ serait de 10 %.»
En 2015, on a connu ce genre d’incertitude alors que les prix du secteur énergétique dégringolaient et que la Réserve fédérale américaine annonçait vouloir remonter son taux directeur. «Cependant, dès l’année suivante, le marché s’est redressé après avoir réalisé que les entreprises vulnérables n’étaient pas si nombreuses», notent Jeff Moore et Michael Plage.
De plus, la croissance de la portion de la dette cotée BBB (faible) est demeurée contenue tant aux États-Unis qu’au Canada, lorsqu’on la compare à la portion BBB (élevée) qui a crû considérablement, soulignent-ils.
Et au Canada ?
Chez nous, la sonnette d’alarme ne carillonne pas aussi fort, même si les constats demeurent semblables. Le segment BBB occupe environ 40 % de l’encours canadien des obligations de première qualité (investment grade). «C’est bien davantage qu’avant la crise financière alors que des sociétés de télécommunications, comme Bell, ont été décotées de simple A à BBB», constate Hugues Sauvé, vice-président, Gestion active chez Optimum Gestion de Placements.
Même chose pour l’oléoduc Enbridge, un gros émetteur de dette obligataire. Selon lui, le crédit d’entreprise et notamment le segment des obligations à haut rendement sont également moins liquides que par le passé en raison de l’activité de certains acteurs. D’abord, les grandes firmes de courtage ne peuvent plus garder sur leur bilan autant de crédit depuis la crise de 2008. Les ratios de capitaux limitent la composition des inventaires des mainteneurs de marché en titres BBB et en obligations à haut rendement. Ils vont davantage jouer le rôle d’intermédiaire.
Autre facteur qui exacerbe la situation : de plus en plus de fonds de pension détiennent de la dette privée et des investissements en infrastructures qui sont des placements moins liquides que les titres cotés en Bourse. «Afin de réduire leur risque, si une crise survient, ils voudront vendre à découvert des secteurs plus liquides, comme des indices d’obligations de première qualité et d’obligations à haut rendement», ajoute Hugues Sauvé.
D’ailleurs, la volatilité des marchés en 2018 témoigne de l’incertitude économique qui prévaut. Les écarts de rendement entre les obligations gouvernementales fédérales (meilleur crédit au pays) et les obligations de première qualité se sont effectivement accrus en 2018.
«Étonnamment, on constate que les écarts des obligations à haut rendement se sont relativement moins accentués que ceux des obligations de première qualité aux États-Unis et au Canada. Cela signifie que ces titres plus spéculatifs pourraient se détériorer dans les prochains mois», indique Pierre-Philippe Ste-Marie, chef des placements, revenu fixe chez Optimum Gestion de Placements. Autrement dit, le taux des obligations à haut rendement pourrait monter plus rapidement (relation inverse au prix) par rapport aux obligations de première qualité.
En fin de cycle économique, la sélection de titres et l’analyse de crédit deviennent importantes. «On ne veut donc pas détenir des indices de type univers. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on investit le marché des obligations à haut rendement», observent les deux experts d’Optimum. Dans le secteur alimentaire ou d’autres secteurs où la capacité des entreprises d’augmenter les prix est limitée, il faut faire attention.
«Ces sociétés sont parfois plus endettées et elles peuvent subir des décotes au rang de pacotille, comme ce fut le cas de Sobeys en 2017. Cela prend une expertise pour sélectionner ces titres», ajoute Hugues Sauvé.
Pour l’investisseur de détail
Dans le revenu fixe canadien, les obligations de société font partie d’un univers beaucoup plus vaste. Une majorité de gestionnaires de portefeuille et de fonds de pension vont tenter de battre un indice de référence, souvent l’indice obligataire universel FTSE/TMX Canada. «Lorsqu’on examine les sous-catégories d’actif, on se rend compte que la dette BBB représente environ 10 % de tout l’indice», relativise Dan Hallett, CFA et vice-président de HighView Financial Group. Un investisseur de détail voudra détenir plusieurs actifs et catégories d’actifs qui lui permettront d’appréhender différents scénarios.
Il est donc important de déterminer l’objectif de la portion obligataire du portefeuille. «Les obligations sont une source de revenus stables (quoique faibles), mais aussi une protection contre les marchés baissiers des actions. Elles sont une source de liquidités pour rééquilibrer le portefeuille», rappelle-t-il. Bien sûr, si on anticipe des hausses de taux importantes, on peut raccourcir un peu la durée de nos actifs obligataires tout comme certains voudront sous-pondérer une catégorie d’actif, par exemple le segment des obligations à haut rendement, qu’ils jugent plus risquées. Mais le tout doit rester cohérent avec l’objectif du segment obligataire en question.
Il est plus difficile de bâtir un portefeuille diversifié et peu coûteux d’obligations de société individuelles qu’avec des actions. Pour l’investisseur de détail, le plus simple demeure l’achat d’un fonds commun ou d’un fonds négocié en Bourse (FNB). Dans le cas des obligations à haut rendement, les experts d’Optimum pensent que la fin de cycle économique milite en faveur de la gestion active (fonds communs ou FNB) où la thèse d’investissement de chacun des titres sélectionnés est analysée.