Faut-il se retirer d’un fonds que le gestionnaire de portefeuille principal quitte ? La réponse n’est pas simple. Pour certains conseillers, c’est un événement d’importance relativement mineure dont on a peu à se soucier. Pour d’autres, c’est un point d’inflexion majeur qui requiert de repenser sérieusement son engagement dans un fonds.
Natalie Bertrand et Aimé Bertrand, respectivement présidente d’AN Bertrand et conseiller dans la même firme, appartiennent au premier groupe. «On ne s’inquiète pas d’un tel événement, dit la présidente. En général, on se retrouve avec un gestionnaire aussi compétent, sinon plus compétent, qu’avant.»
Pour ce duo père-fille, la décision déterminante précède celle de donner ou non son vote de confiance à un gestionnaire de portefeuille ; elle concerne le choix initial de la firme de fonds communs. «On choisit les firmes pour leur stabilité et la qualité de leurs fonds de façon à ne pas connaître de tels changements, précise Aimé Bertrand. Nous considérons que les changements sont faits de façon à préserver la performance ou à l’améliorer. Si un gestionnaire ne performe pas, on ne peut pas le savoir aussi bien que la firme elle-même.»
Miser sur l’équipe
Francis Sabourin, conseiller en placement et gestionnaire de portefeuille chez Richardson GMP, est de la même école. Des changements de fonds, «ça m’est arrivé rarement, dit-il. J’achète un fonds et son équipe, pas un gestionnaire spécifique. Si un membre part, l’équipe reste.»
Un article de Morningstar paru en 2017 allait dans le même sens. «Le plus souvent, pouvait-on y lire, les changements de gestionnaire semblent planifiés et pensés à l’avance. Les firmes ont des plans de succession où des analystes de recherche sont entraînés pour éventuellement assumer la fonction de gestionnaires de portefeuille. […] Il n’y a pas d’accroissement ou de décroissance de rendement à la suite d’un changement de leadership.»
Le site financier conclut que la meilleure action pour les conseillers et les investisseurs pourrait être de ne pas agir. «Notre étude montre que les investisseurs n’ont pas à être sceptiques face à tous les changements de gestion, surtout s’ils font confiance au manufacturier de fonds, à son processus et à ses frais.»
Presque toujours, jugent tous les intervenants à qui Finance et Investissement a parlé, les clients des conseillers se soucient peu des changements de gestionnaire. «Les clients reçoivent les avis de vote relatifs à un changement de gestionnaire un peu comme un « publi-sac », lance Natalie Bertrand. Ils comptent sur leur conseiller pour prendre la décision.»
Attention aux loups solitaires
L’attitude mise en avant par Morningstar peut être pertinente pour un marché où les firmes de fonds sont de grande envergure et susceptibles d’avoir des processus de suivi standardisés – comme c’est le cas aux États-Unis, s’il faut en croire James Gauthier, chef de la recherche sur les fonds chez Industrielle Alliance Valeurs mobilières : «Dans le secteur du détail canadien, fait-il ressortir, il arrive souvent que nous ayons affaire à des « loups solitaires », où un fonds est dirigé par un gestionnaire unique, appuyé par un seul analyste, qui prend toutes les décisions finales. Si ce gestionnaire prend sa retraite, il n’y a pas de succession.»
Ainsi, pour l’analyste de fonds James Gauthier, un changement de gestionnaire «est l’équivalent d’un séisme, dit-il. Ça prend place au sommet de nos préoccupations.»
Il en est de même pour Peter Tsakiris, président de Cabinet de services financiers Whitemont. Non seulement le départ d’un gestionnaire de portefeuille déclenche-t-il chez ce dernier une alerte prioritaire, mais même l’entrée en fonction d’un gestionnaire secondaire le fait.
«Si la vedette d’un fonds est à la veille de prendre sa retraite ou n’a plus la volonté ou la capacité de gérer le fonds, pour éviter de perdre des investisseurs, les firmes vont adjoindre au gestionnaire principal un nouveau gestionnaire, note Peter Tsakiris. On s’est rendu compte que, même si la vedette demeure, les décisions sont prises par ce nouveau gestionnaire.»
C’est pourquoi Peter Tsakiris se soucie de tout changement de gestionnaire. «Si ce n’est pas le même gestionnaire qui prend les décisions finales, le risque de dérive est trop élevé, juge-t-il. Car tout nouveau gestionnaire va ultimement imposer sa philosophie à un fonds.»
Pour lui, comme pour tous les autres intervenants, la question capitale est celle de la continuité. Natalie et Aimé Bertrand, de même que Francis Sabourin, se reposent davantage sur la firme pour assurer cette continuité de mandat. Évidemment, il y a toujours des exceptions. Francis Sabourin cite l’exemple d’un gestionnaire de style croissance qui remplacerait un gestionnaire de style valeur, ce qui le mettrait nettement aux aguets : «Cela pourrait entraîner une forte rotation des titres avec des conséquences fiscales pour le client.»
Par ailleurs, James Gauthier et, surtout, Peter Tsakiris ne se fient qu’à leur propre évaluation. Ainsi, ce dernier effectue une analyse quantitative et qualitative du nouveau gestionnaire. Sur le plan quantitatif, il veut s’assurer que ce dernier, dans ses mandats précédents, a su préserver de façon soutenue un rendement supérieur à ses indices de référence et à ses pairs qui partagent un même style de gestion (valeur, momentum, etc.). «Comparer la performance aux indices après frais ne suffit pas, on veut aussi la comparer à celle d’autres gestionnaires de même style», précise Peter Tsakiris.
Sur le plan qualitatif, complète-t-il, «on analyse la philosophie du gestionnaire pour s’assurer qu’il la suit à la lettre». Whitemont évite ainsi d’adopter un gestionnaire chez qui des rendements supérieurs pourraient être liés à des facteurs extrinsèques, par exemple une décision improvisée de miser sur un titre qui bénéficie d’une faveur passagère.
La primauté accordée à la continuité de style et de philosophie explique pourquoi Peter Tsakiris préfère souvent suivre dans sa nouvelle assignation un gestionnaire qui quitte le fonds plutôt que de demeurer avec le fonds que ce dernier délaisse.
Les frais de gestion, et même les frais d’acquisition reportés (FAR), n’y changent rien et ne pèsent pour rien dans la décision (il faut dire qu’aucun de nos intervenants n’a de mots tendres à l’endroit des FAR). «On est à l’aise avec le nouveau gestionnaire, ou on ne l’est pas, tranche Peter Tsakiris. Un point, c’est tout.»