Les autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) risquent de paver la voie à une hausse du coût du conseil financier, redoutent des acteurs de l’industrie. Rien n’est moins certain, répliquent d’autres, qui entrevoient une segmentation accrue de la clientèle. Tour d’horizon.
Ainsi, l’éventuelle abolition des frais d’acquisition reportés (FAR) risque de frapper davantage les courtiers en épargne collective indépendants, dont les représentants de la relève qui y travaillent, selon une étude d’impact des ACVM. Les courtiers devraient «changer leurs processus opérationnels, leurs systèmes, leurs mécanismes de rémunération» et internaliser les coûts d’embauche de conseillers de la relève, selon ce document.
Les conseillers liés à des cabinets multidisciplinaires ayant moins de 10 M$ d’actif sous administration tendent en effet à utiliser davantage les FAR que les conseillers issus des mêmes cabinets ayant plus de 30 M$, selon Strategic Insight. Pour les premiers, les FAR et les frais d’acquisition réduits (low load) représentent 50 % de leur bloc d’affaires, alors que pour les seconds, ces séries représentent 20,3 %. Les données de la firme de recherche excluent le Groupe Investors, qui n’utilise plus les FAR depuis janvier 2017 (voir l’encadré ci-dessous).
Les FAR permettent aux conseillers de générer un revenu brut supérieur lorsqu’ils entament une relation avec un client. Cela arrive plus souvent chez les conseillers de la relève qui bâtissent leur bloc d’affaires à partir de rien.
Interdire les FAR minerait donc la rentabilité des courtiers et de certains représentants et les forcerait à réorganiser leur modèle d’affaires.
Les ACVM ont calculé une façon possible de restructurer la tarification d’un courtier qui vise à maintenir ses revenus. «Dans le cas d’un fonds d’actions typique ayant un rendement annuel de 5 %, une personne inscrite devrait exiger une commission prélevée à l’acquisition de 3,1 % ainsi qu’une commission de suivi de 1 %, ou encore une commission annuelle de 1,8 %, pour générer les mêmes revenus que ceux qui sont obtenus pendant la durée d’un investissement dans un [fonds d’investissement] effectué selon l’option des frais d’acquisition reportés classique selon un calendrier de rachat de six ans», lit-on dans l’avis de consultation qui propose de modifier le Règlement 81-105 sur les pratiques commerciales des organismes de placement collectif.
«Les ACVM nous donnent la recette pour ne pas avoir de pertes de revenu, mais cette recette est inapplicable. Il va y avoir des pertes de revenu», déplore François Bruneau, vice-président administration – Investissement chez Groupe Cloutier Investissements.
«Les ACVM sont complètement dans le champ. Les gens qui épargnent 50 $ par mois ne voudront pas payer 3 % de frais d’entrée», soutient le représentant en épargne collective Flavio Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF). Ils risquent de se tourner vers d’autres options d’investissement et ainsi de perdre les bénéfices d’un service-conseil personnalisé. Selon Flavio Vani, ce serait dommage, car ce sont souvent les clients ayant moins de 100 000 $ à investir qui peuvent profiter le plus du conseil financier. Il prône le maintien des FAR, le statu quo permettant au plus grand nombre de clients d’avoir du service-conseil.
Avec l’abolition des FAR, les clients risquent de payer moins de frais de gestion, prévoient les ACVM. En effet, le ratio des frais de gestion (RFG) de la série avec FAR d’un même fonds est généralement de 20 à 30 points de base plus élevé que le RFG de la série avec commissions prélevées à l’acquisition, lorsqu’un manufacturier divise ainsi ses séries.
Or, les courtiers accepteront difficilement que leurs revenus baissent et cette diminution du RFG pourrait ne pas bénéficier au client, d’après François Bruneau : «Le RFG va baisser, mais peut-être que les frais de conseil augmenteront. Pour le client, de l’argent va rentrer dans la poche gauche et sortir de la poche droite.»
L’abolition des FAR poussera peut-être un jour des courtiers en épargne collective à offrir des fonds négociés en Bourse (FNB) assortis de RFG plus faibles que ceux des fonds communs lorsque les problèmes technologiques les en empêchant seront résolus.
«Il n’y a pas de solution magique : les FNB viennent avec certains autres coûts indirects. Par exemple, on doit les détenir dans un compte autogéré, qui coûte de 100 à 150 $ par année. Ç’a un impact sur les frais totaux et c’est significatif dans le cas d’un portefeuille de 25 000 $ ou moins», dit François Bruneau.
Celui-ci privilégie un meilleur encadrement réglementaire de l’utilisation des FAR et souhaite qu’on laisse le choix au client de s’engager ou non à rester fidèle à un manufacturier de fonds.
Baisse des frais et segmentation
La tendance actuelle est davantage à une baisse des frais de gestion et des frais de conseil financier, et il est peu probable que l’abolition des FAR freine cette tendance, selon Gaétan Veillette, Fellow administrateur agréé et planificateur financier dans un cabinet de Brossard, en Montérégie. Toutefois, à son avis, ce changement réglementaire risque d’accentuer l’écrémage des blocs d’affaires. En clair, certains courtiers pourraient abandonner les clients ayant le moins d’actif à investir en raison de leur faible rentabilité, ou leur donner un service moins personnalisé pour demeurer rentables.
«Les clients dont le patrimoine est modeste seront touchés. Ils vont se retrouver avec des services par Internet ou des services à la clientèle à distance sans avoir de conseiller attitré, dit Gaétan Veillette. Les consommateurs modestes qui sont malhabiles sur Internet se sentent généralement délaissés par les conseillers.»
Si l’industrie des services financiers devient plus productive grâce à divers outils technologiques, certains conseillers vont peut-être éviter d’écrémer leur clientèle, voire accroître leur nombre de clients, évoque- t-il.
Selon lui, certains clients ayant peu d’actif pourront tout de même continuer de profiter de conseils financiers s’ils font partie d’un groupe familial dans lequel se trouve un client fortuné. En effet, les firmes de courtage souhaitent développer des relations d’affaires avec les membres de la famille d’un tel client, étant donné la possibilité qu’ils deviennent ses héritiers.
Aux conseillers de montrer leur valeur
La Fondation canadienne pour l’avancement des droits des investisseurs (FAIR Canada), qui milite depuis longtemps pour l’abolition non seulement des FAR, mais aussi des commissions intégrées, n’est pas d’avis que l’interdiction des FAR va augmenter le coût du conseil ni avoir pour résultat que les courtiers tenteront de maintenir leur niveau de revenu. Au contraire, la concurrence forcera les courtiers qui dépendent davantage des FAR à s’adapter et à innover, d’après Marian Passmore, directrice de la politique et chef de l’exploitation de la Fondation.
«S’ils veulent continuer de gagner le même revenu, les [courtiers indépendants] devront facturer une commission prélevée à l’acquisition et ils devront la mériter. Les clients pourraient refuser de payer cela, ou vouloir négocier ou aller voir ailleurs», note-t-elle.
Selon elle, il est difficile de croire que les clients perdront l’accès au conseil alors que d’autres options existent, comme les robots conseillers : «Il n’y a aucune preuve indépendante que les Canadiens n’auront pas « accès au conseil » si les commissions intégrées sont interdites. Rien ne prouve de manière indépendante que les Canadiens s’en tirent mieux grâce à des « conseils », en réalité des « ventes », reçus au moyen de commissions intégrées.»
Depuis janvier 2017, le Groupe Investors n’autorise plus ses représentants à offrir des fonds d’investissement selon l’option d’achat avec frais d’acquisition reportés (FAR). Jeffrey R. Carney, président et chef de la direction du Groupe Investors, dresse un bilan positif de cette décision.
«Ça nous a vraiment libérés. Il peut être plus facile pour nos conseillers de faire davantage d’affaires, en particulier avec les clients aisés et fortunés. Nous avons vu une croissance de 25 % dans nos ventes brutes en 2017, par rapport à 2016. Le marché nous a récompensés d’avoir pris cette décision», indique-t-il.
L’abandon des FAR ne s’est pas fait isolément dans cette firme. Depuis quelques années, le Groupe Investors vise le segment de la clientèle aisée et fortunée. La firme a rendu obligatoire pour ses conseillers d’avoir le titre de planificateur financier, leur offre davantage de formation continue et les incite à devenir conseillers en placement inscrits auprès de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM). En octobre, le Groupe Investors a changé de nom pour IG Gestion de patrimoine, adoptant ainsi une image de marque axée sur une approche complète de la planification financière.
Son modèle d’affaires et les ententes signées avec les conseillers ont aussi contribué à réduire l’impact sur les conseillers de la relève, si bien que ceux-ci ont bien accueilli l’abolition des FAR. «Quand des représentants prennent leur retraite, nous avons l’occasion de déplacer certains clients auprès d’autres conseillers et les aider ainsi dans leurs activités et les soutenir dans leur croissance», explique Jeffrey R. Carney. Il ajoute qu’il n’y a pas eu de hausse du coût du conseil pour les clients.