Jacques Goulet, président, Financière Sun Life Canada, semble incarner l’expression selon laquelle on peut sortir l’homme de Shawinigan, mais plus difficilement Shawinigan de l’homme.
Même s’il travaille actuellement à Toronto et a fait carrière à Paris, à Genève et à New York durant ses 29 années chez Mercer, Jacques Goulet parle avec affection de son coin de pays.
«J’ai un faible pour le Québec. J’ai un chalet au bord d’un lac à Saint-Mathieu-du-Parc et j’y maintiens un pied à terre. Je suis fan de hockey. Durant le temps des Fêtes, on déblaie le lac et on fait une belle patinoire», dit le dirigeant de 53 ans.
Jacques Jr. Goulet a grandi à Shawinigan. Son père dirige alors Accessoires de plomberie J.D. Goulet, une entreprise spécialisée dans la distribution de produits sanitaires qu’il a lui-même reprise de son père. Il transmet à Jacques Goulet et son frère la valeur du travail. «Si on fait un travail, il faut bien le faire», note Jacques Goulet, paraphrasant inconsciemment la devise de la Ville de Shawinigan, Age quod agis, qui signifie «Fais bien ce que tu fais». Jacques Goulet travaillera dans l’entreprise familiale pour ses boulots d’été.
Son ami et camarade de classe depuis l’école secondaire Louis Gagnon, aujourd’hui chef de la direction de Mercer Canada, se souvient qu’il présidait l’association étudiante de son cégep. «Même à un jeune âge, il était porté à avoir un rôle de leader», raconte-t-il en ajoutant que Jacques Goulet marie habilement intelligence d’affaires et intelligence émotionnelle dans ses décisions.
En 1988, Jacques Goulet termine ses études en actuariat à l’Université Concordia et commence sa carrière chez Mercer. Dean A. Connor, actuel président et chef de la direction de la Financière Sun Life, travaillait alors pour Mercer. «C’est lui qui m’a recruté à l’époque et qui m’a donné mon premier job de management. Aujourd’hui, il est redevenu mon patron», explique Jacques Goulet.
Dix ans plus tard, en 1998, Jacques Goulet devient le patron de Mercer pour toute la France. Il débarque à Paris avec le mandat de rendre plus homogène la culture au sein de la filiale française de l’entreprise, laquelle venait d’acquérir d’autres firmes.
«Les Québécois et les Français ont des affinités, mais les Français sont très hiérarchiques. Un jeune de 33 ans qui débarque du Canada avec le rôle de grand patron de la France, ce n’était pas évident. Finalement, ça s’est bien déroulé et trois ans plus tard, je suis passé à des responsabilités européennes», raconte-t-il.
Là encore, on souhaite qu’il crée une cohésion et une identité propre à ce qui était une fédération de firmes acquises par Mercer. De 2001 à 2010, il travaille aussi à faire croître les activités européennes de Mercer à partir de ses bureaux de Genève, en Suisse.
En janvier 2011, il passe au siège social de Mercer, à New York, où il occupe jusqu’en décembre 2017 diverses fonctions de direction, dont président de la division Santé et richesse [Health and Wealth]. Il aide l’entreprise à innover et à s’adapter notamment à la baisse du nombre de régimes de retraite à prestations déterminées.
«Il a laissé de bons résultats partout où il est passé», note Robert Dumas, président de Sun Life Québec, qui a travaillé avec lui chez Mercer.
C’est dans la «Grosse Pomme» qu’il approfondit une relation d’amitié avec Jean-Claude Lauzon, délégué général du Québec à New York. Jacques Goulet siégera bénévolement à un comité qui l’aide à promouvoir les intérêts du Québec aux États-Unis.
«Jacques n’est pas quelqu’un qui s’impose par sa personnalité, sa voix forte ou sa prestance, mais il s’impose par sa compétence», note Jean-Claude Lauzon. Il le décrit comme un homme humble doté d’«un sens de l’éthique et de la probité exceptionnel».
Atouts pour affronter la tempête
Jacques Goulet préside Sun Life Canada depuis janvier. Il entre en poste alors que les assureurs affrontent des vents contraires. La faiblesse persistante des taux d’intérêt jumelée aux exigences en matière de capital réglementaire nuit à leur rentabilité. Le fait que les déchéances de polices soient moins élevées que prévu a aussi le même effet. L’amélioration de la mortalité vient toutefois contrebalancer ces embûches.
Selon Jacques Goulet, ces difficultés sont bien gérées à l’interne, notamment grâce à leurs stratégies de couverture (hedging) : «On est en très forte position de capital. Notre effet de levier [leverage] est plus bas que la moyenne de l’industrie. On n’est pas à l’abri d’une crise économique, mais on a les reins assez solides.»
Optimiste, il énumère les atouts de la Sun Life, dont la qualité de ses équipes et de ses systèmes. C’est également le cas de sa solvabilité et de sa capitalisation, laquelle résulte de sa stratégie de réduction des risques appliquée notamment lorsqu’elle s’est départie de ses activités américaines de rentes fixes et rentes variables, en août 2013.
«Une des entreprises où la marche est la moins haute entre ses ambitions et ses capacités, c’est Sun Life, note Jacques Goulet. On est numéro 1 au Canada parmi les fournisseurs de garanties collectives, on est numéro 1 en retraite collective et on est numéro 1 en assurance individuelle. On a aussi un très bon track record en innovation.»
Il cite l’application Sun Life mobile pour les clients d’assurance collective, le coach numérique Ella pour aider les clients de régimes de garanties collectives et de retraite à atteindre un mode de vie sain et une sécurité financière durable, et le processus de demande d’assurance en ligne Go Sun Life.
Grande valeur au conseil
Jacques Goulet croit à la valeur du conseil et son entreprise continuera d’investir dans ses réseaux de distribution afin d’offrir une expérience client supérieure grâce à des canaux numériques. Plus précisément, la Sun Life souhaite numériser les processus et les systèmes d’interaction actuels ; être plus proactive, prédictive et personnalisée avec ses clients ; et utiliser les données pour renforcer les relations clients, offrir de meilleurs produits, services et solutions et améliorer son efficience, son efficacité et sa rentabilité.
Pour distribuer ses produits d’assurance individuelle et de gestion de patrimoine, Sun Life compte sur un réseau de conseillers indépendants, sur la distribution directe au client pour certains produits, et sur son réseau de distribution exclusif. Ce dernier compte près de 4 000 conseillers établis dans plus de 1 200 collectivités à l’échelle du Canada, dont 67 % possèdent les permis nécessaires pour vendre des produits d’assurance et des fonds communs de placement (FCP).
À l’échelle canadienne, ce réseau est le deuxième en importance sur le plan de l’actif sous administration dans une firme membre de l’Association canadienne des courtiers de fonds mutuels, d’après Strategic Insight. Cependant, au Québec, la concurrence est vive et ce réseau n’a pas une position aussi enviable.
«Ça fait partie des choses qu’on va essayer d’améliorer. On part peut-être de plus loin, mais nos ventes sont assez bonnes», explique Jacques Goulet.
Certains spéculent sur l’idée que Sun Life sera le prochain assureur à acheter un agent général (AG) indépendant (lire «Les agents généraux indépendants suscitent la convoitise» en page 10). Jacques Goulet refuse de commenter.
Il expose toutefois son avis sur la stratégie d’iA Groupe financier concernant l’acquisition d’un AG dont le dirigeant prend sa retraite, lorsque l’AG a une part importante de son chiffre d’affaires auprès de cet assureur : «Ce n’est pas parce qu’iA les a achetés qu’ils vont nécessairement placer leur business chez iA. Ce sont des entreprises qui ont été très indépendantes. Si les conseillers sont capables de souscrire une police 10 % moins chère chez Manuvie que chez iA ou Great-West, qu’est-ce qu’ils vont faire ?»
Comme manufacturier de FCP, Placements mondiaux Sun Life (Canada), qui a commencé ses activités en 2010, affiche des ventes nettes positives et son actif géré s’élevait à 20 G$ avant la fin de 2017.
Comme manufacturier de fonds distincts individuels, la Sun Life a connu des rachats nets annuels moyens de 725 M$ de 2013 à 2017, selon Strategic Insight. De 2012 à 2017, son actif sous gestion en fonds distincts est resté stable à environ 12,3 G$, et sa part de marché exprimée en actif géré est passée de 13,4 % à 10,35 %. Rien pour inquiéter Jacques Goulet : «Quand la Bourse continue de monter, les gens sont peut-être moins intéressés à avoir des garanties. S’il y a un tournant, ça peut être assez porteur.»
Adieu les FAR
Jacques Goulet devra aussi composer avec de la turbulence réglementaire. Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) veulent imposer plusieurs réformes ciblées, notamment sur le plan de la convenance et des conflits d’intérêts, lesquelles risquent d’alourdir les coûts de conformité. De plus, les ACVM prévoient abolir les frais d’acquisition reportés (FAR) et les frais d’acquisition réduits, aussi appelés low load, dans la distribution de fonds d’investissement.
«Je suis à l’aise avec l’idée que les FAR disparaissent. On ne va pas se battre pour les maintenir», dit Jacques Goulet.
Considérant la transparence comme désormais incontournable, il ne s’oppose pas non plus aux exigences de divulgation des rendements et des frais aux détenteurs de fonds distincts que veulent instaurer les autorités réglementaires.
L’industrie risque de devoir gérer plus d’actions réglementaires étant donné ses lacunes dans le traitement équitable des clients. Dans un rapport publié ce printemps, l’Autorité des marchés financiers constatait notamment la présence d’incitatifs basés uniquement sur le volume de vente, la conception de produits axés principalement sur la rentabilité et non sur les besoins réels du consommateur, et une information insuffisante pour permettre une prise de décision éclairée.
«On fait des vérifications d’échantillons : est-ce que ça répond vraiment bien au besoin des clients ou est-ce que ce n’était pas la solution à proposer ? Je ne dirais pas qu’on est parfait, mais le processus interne me confirme qu’on prend cela au sérieux. On a des processus et des outils en place pour s’assurer que si on a adopté un standard de qualité, on se conforme au standard de qualité», répond Jacques Goulet.
Cap sur le Québec
Pour rester chef de file au Canada, la Sun Life entend continuer à déployer sa stratégie Québec. Fort d’une équipe de direction québécoise et d’un nombre accru de salariés, l’assureur a vu sa part de marché de primes directes souscrites au Québec passer de 12,06 % en 2011 à 15,12 % en 2016. Or, cette part s’élevait à 13,67 % à la fin de 2017.
«Malgré une augmentation de notre volume d’affaires au chapitre des rentes collectives, la croissance fulgurante de ce marché – une augmentation de 1 G$ de 2016 à 2017 – explique en majeure partie la diminution de notre part de marché global au Québec. Le marché des rentes collectives pouvant être volatil d’une année à l’autre, nous devons conserver une vision à long terme», explique la Sun Life dans un courriel.
Quoi qu’il en soit, Jacques Goulet entend miser sur diverses initiatives et sur ses talents locaux pour gagner d’autres parts de marché. «On n’a pas mis le pied pleinement sur l’accélérateur. Dans les années qui viennent, les gens vont se rendre compte qu’on ne négligera pas le Québec», dit-il.