«Résultat record au premier trimestre !» annonce fièrement une entreprise par voie de communiqué.
Cela dit, ce résultat «record» n’inclut pas une charge relative à une récente acquisition. Même si elle fait partie des états financiers, cette charge n’a pas été intégrée au calcul du résultat «record» annoncé par communiqué. Dès lors, à moins de consulter les états financiers, les investisseurs auront une image tronquée de cette entreprise, qui enregistre une croissance rapide grâce à des acquisitions en série.
Dans son récent «Sommaire des activités de surveillance et de réglementation», l’Autorité des marchés financiers (AMF) dit avoir observé «plusieurs lacunes» de cette nature dans l’information financière des entreprises.
Les exemples que donne l’AMF font réfléchir, par exemple un message du président faisant état d’un résultat net ajusté en hausse de 30 %, pour atteindre 450 M$. Or, comme le mentionne l’AMF, ces calculs ont omis la dépréciation d’un écart d’acquisition. S’ils en avaient tenu compte, le président aurait plutôt déclaré une diminution de 14 % du résultat net, à 300 M$. Entre ces deux lectures de la santé financière d’une entreprise au même moment de son histoire se trouve une coquette différence de 150 M$ !
Ces écarts s’expliquent assez facilement : «Il est généralement dans l’intérêt des dirigeants d’entreprise de présenter leur situation financière sous le meilleur éclairage possible, explique Norman Raschkowan, président et gestionnaire de portefeuille chez Investissements DixCarré. Certains dirigeants sont tentés d’utiliser des mesures comptables non conformes d’une façon très audacieuse. Leur marge de manoeuvre est très grande !»
Fort d’une expérience de 30 ans comme gestionnaire de portefeuille, notamment chez Investissements Standard Life et à la Financière Mackenzie, Norman Raschkowan voit régulièrement des sociétés qui utilisent une comptabilité si créative qu’elles attirent l’attention importune des autorités de réglementation.
Le pour et le contre
Audités par des firmes comptables, les états financiers des sociétés publiques se conjuguent selon la stricte grammaire des normes IFRS (l’acronyme anglais des Normes internationales d’information financière). Quant aux états financiers des sociétés à capital fermé, ils s’écrivent selon une grammaire tout aussi rigoureuse, celle des PCGR (principes comptables généralement reconnus). De ce côté-là, les investisseurs n’ont rien à craindre.
En revanche, les règles du discours comptable sont beaucoup plus souples concernant les rapports de gestion, faits saillants, messages du président, fiches de l’investisseur, communiqués, prospectus et sites web. Leurs informations peuvent être présentées à l’aide de mesures financières non conformes aux IFRS et aux PCGR.
Si elles le sont, c’est parce que les investisseurs peuvent y trouver leur compte.
«Les mesures non conformes aux PCGR et aux IFRS peuvent montrer que, en excluant les éléments non récurrents et les charges ponctuelles qui sortent de l’ordinaire, l’entreprise suit le même chemin que par le passé», dit Christophe Gautier, associé, services-conseils en marchés financiers et en comptabilité chez PwC Canada.
Ces charges ponctuelles hors de l’ordinaire touchent les frais liés aux restructurations et aux fusions et acquisitions, les dépréciations d’actif, la rémunération à base d’actions et les charges de retraite.
Les investisseurs et les analystes boursiers peuvent être les plus chauds partisans de mesures financières non conformes, note Luc Bédard, associé du Service national de comptabilité et de certification chez EY.
«Prenons, par exemple, la mesure de rentabilité qu’est le BAIIA, soit le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement. Les analystes boursiers réclament cet indicateur qui évalue la rentabilité des activités courantes d’une société», dit-il.
D’autres mesures financières non conformes sont demandées, telles que le bénéfice en trésorerie, le bénéfice d’exploitation, les ventes d’établissements comparables ainsi que les fonds ajustés provenant des activités d’exploitation.
En revanche, c’est sur ce terrain que les choses peuvent se gâter.
L’AMF signale que grâce aux mesures non conformes, «les sociétés peuvent parfois embellir leur performance financière et créer une certaine confusion». Ainsi, comme à travers un miroir déformant, certaines peuvent donner l’impression que les coûts et les pertes sont moins élevés que dans la réalité et que les profits sont plus importants qu’ils ne le sont vraiment.
Cela dit, l’impact des informations tronquées se fait davantage sentir dans les documents destinés à un large public que dans les états financiers.
Richard Guay, professeur de finance à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM), déplore que «certaines entreprises présentent des faits saillants et des messages du président qui donnent une image trop embellie de la réalité reflétée dans les états financiers».
Mesures protectrices
Afin d’éviter d’induire les investisseurs en erreur, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont posé, dans l’Avis 52-306, sept indications relatives à l’utilisation des mesures non conformes aux IFRS et aux PCGR.
Les ACVM veulent notamment empêcher qu’une mesure financière non conforme devienne le message clé aux investisseurs. Elles insistent également sur le principe d’équivalence en présentant les mesures financières conformes les plus directement comparables.
Cet avis est comme une feuille de route pour les comptables spécialisés en finance d’entreprise. «Une saine communication financière devrait toujours expliquer l’utilité de telle ou telle mesure non conforme. Elle devrait aussi tenter de faire le rapprochement avec la mesure équivalente en IFRS», souligne Luc Bédard.
Conscientiser aux risques
Est-ce suffisant pour protéger les intérêts des investisseurs ? «Nos recherches montrent que les mesures non conformes sont en progression et que les entreprises sont nombreuses à ne pas se conformer aux indications des autorités de réglementation», affirme Anthony Scilipoti, président de Veritas Investment Research Corporation, une firme d’analyse boursière de Toronto réputée pour ses analyses comptables diligentes.
Selon Anthony Scilipoti, les investisseurs devraient considérer les indicateurs comptables non conformes «avec réserve et être conscients des risques potentiels».
Ces risques se manifestent notamment par l’absence d’uniformité des mesures comptables d’événements extraordinaires et des définitions de mesures non conformes. Leurs contenus peuvent diverger d’une entreprise à l’autre !
«Par exemple, la Securities and Exchange Commission des États-Unis, qui applique des normes similaires à celles de l’AMF, a récemment réprimandé l’entreprise 3M à cause de sa définition non standardisée du flux de trésorerie d’exploitation net positif (free cashflow)», constate Norman Raschkowan.
Professeur à l’École de gestion John-Molson de l’Université Concordia, Michel Magnan rappelle que les chiffres non conformes aux PCGR et aux IFRS ne sont pas des chiffres inventés.
«Oui, ces chiffres peuvent escamoter certaines réalités de l’entreprise et ils peuvent aussi compliquer et parfois rendre impossible la comparaison d’entreprises d’un même secteur. Toutefois, certains de ces chiffres peuvent également être très informatifs», énonce le titulaire de la Chaire de comptabilité Lawrence-Bloomberg de l’Université Concordia.
Dans son «Sommaire des activités de surveillance et de réglementation», l’AMF indique qu’elle peut réagir de diverses façons en cas de lacunes importantes, par exemple ordonner la correction et un nouveau dépôt du document en cause, ordonner la modification des prochains documents à déposer, refuser d’apposer son visa lors de financements par prospectus et émettre une interdiction d’opérations sur valeurs.
Les gestionnaires de portefeuille et les analystes boursiers ont-ils le réflexe de remettre en question la légitimité des mesures financières non conformes ? De ces chiffres parfois trop beaux pour être vrais ?
Anthony Scilipoti a de sérieux doutes en la matière. «Les analystes et gestionnaires d’actif exacerbent le problème en acceptant les mesures non conformes comme étant la vérité. Ainsi qu’en fondant largement leurs décisions d’évaluations financières et d’investissements sur cette comptabilité créatrice», dit le président de Veritas Investment Research Corporation.
Norman Raschkowan signale qu’analystes et gestionnaires de portefeuille tendront à accepter les paroles des dirigeants d’entreprise sur des points de routine, comme l’impact financier de la rémunération à base d’actions.
«Dans le cas d’événements spéciaux, tels que les coûts liés à une fusion ou une acquisition, les analystes et gestionnaires de portefeuille d’expérience préféreront évaluer le caractère raisonnable des ajustements comptables de la direction», estime l’ancien chef de la direction des placements d’Investissements Standard Life et ex-chef des investissements de la Financière Mackenzie, maintenant président de la firme de gestion privée Investissements DixCarré. «L’expérience leur donne la capacité de comparer avec des situations similaires ayant déjà eu lieu. Lorsque les ajustements comptables de la direction d’entreprise sont trop audacieux, les meilleurs analystes et gestionnaires de portefeuille d’expérience pourront discerner la vérité et la faire connaître au public investisseur.»