Depuis le 3 janvier, les conseillers peuvent offrir des fonds d’investissement alternatifs aux clients de détail s’ils sont formés pour ce faire.
Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières souhaitent faciliter la distribution de produits qui peuvent investir dans des marchandises physiques ou des dérivés, emprunter des fonds ou effectuer des ventes à découvert d’une manière généralement non permise aux autres fonds classiques.
Cet assouplissement règlementaire suscite à la fois de l’espoir et du scepticisme de la part d’analystes de fonds et de conseillers, alors que les émetteurs de fonds y voient une terre vierge à investir. L’offre de fonds alternatifs est encore restreinte au Canada, mais devrait s’intensifier, anticipent bon nombre de ceux qui observent l’évolution de ce marché aux États-Unis.
La poussée de croissance des fonds alternatifs liquides, qu’on appelle en anglais liquid alternatives, y a été intimement liée à la crise financière de 2008. Les émetteurs ont alors marié des stratégies alternatives avec une structure liquide comme un fonds commun de placement ou un fonds négocié en Bourse (FNB).
Ils ont présenté ces fonds comme une façon de diversifier un portefeuille traditionnel et de se protéger en cas de baisse des marchés. Ces fonds ont connu «une forte croissance des actifs», notait l’Autorité des marchés financiers (AMF) lors du Rendez-vous avec l’Autorité, en novembre dernier. Le régulateur, citant la firme de recherche Strategic Insights, indiquait que les actifs détenus dans les fonds alternatifs américains étaient passés de 44 G$ US en décembre 2008 à 201,6 G$ US en décembre 2017.
Des doutes s’installent
Le récent marché haussier des actions américaines n’a pas facilité les ventes de fonds alternatifs. «La plupart des produits ont échoué à ajouter de la valeur à un portefeuille traditionnel» composé à 60 % d’actions et à 40 % d’obligations, d’après l’étude de Morningstar intitulée«Liquid Alternatives Have Yet to Prove They Belong in Portfolios».
Sur des périodes de trois ans et de cinq ans se terminant à la fin de 2017, peu de fonds alternatifs américains ont amélioré le rendement ajusté au risque de ce portefeuille traditionnel, mesuré par le ratio de Sharpe. Plus précisément, peu de fonds ont amélioré le ratio de Sharpe de plus de 10 %, bien que l’on retrouve davantage de fonds qui l’ont fait pour certains types de stratégies alternatives, comme des fonds alternatifs de titres à revenu fixe (non traditional bonds). Dans plusieurs cas, il n’aurait donc pas été pertinent d’ajouter un fonds alternatif à un portefeuille traditionnel.
Toutefois, note Morningstar, la barre était plus haute pour les fonds alternatifs durant ces périodes, car le ratio de Sharpe du portefeuille traditionnel a alors été significativement plus élevé qu’il ne l’était durant la période de 1997 à 2012. Le ratio de Sharpe des fonds alternatifs était alors supérieur à celui du portefeuille traditionnel.
Comble de malchance, de 2012 à 2017, la corrélation entre les rendements d’un portefeuille traditionnel et ceux des fonds alternatifs a été élevée (autour de 0,9), note Morningstar : «Ceci indique que les rendements des fonds de couverture découlent principalement des rendements des marchés des actions et des obligations.»
«La corrélation entre, par exemple, les fonds de fonds de couverture et les actions américaines a été historiquement entre 0,7 et 0,8 [raisonnablement élevée], indique Dan Hallett, vice-président, directeur et analyste de fonds chez HighView Financial Group. Ceux qui désirent une vraie diversification par rapport aux marchés financiers traditionnels devraient envisager d’investir à l’extérieur de ces marchés, par exemple dans des actifs immobiliers.»
Pas étonnant que certains aient des réserves par rapport aux risques et aux frais des fonds alternatifs, qui sont généralement plus élevés que ceux des fonds à gestion passive.
«Outre les nombreux risques que vous retrouverez dans les documents réglementaires, ces fonds ont des frais élevés, « grâce aux frais de performance et à un effet de levier », et peuvent entraîner des rendements très faibles. Les gestionnaires peuvent ne pas être aussi astucieux que prévus, ce qui se traduirait par des performances décevantes ou, pire encore, par de lourdes pertes», note Dan Hallett.
«Ce que le client paie n’a pas d’importance. Ce qu’il faut se demander, c’est combien d’argent de plus a-t-il mis dans ses poches. S’il a plus d’argent et que la performance est meilleure, vaut mieux payer plus cher», mentionne Geneviève Blouin, présidente et fondatrice d’Altervest.
Nouvelles conversations
La question de la sous-performance et des frais des fonds liquid alts aux États-Unis fait donc partir les émetteurs de fonds canadiens avec deux prises contre eux. Surtout que leurs arguments en faveur des fonds alternatifs résident dans leur potentiel de diversification et leur faible corrélation avec les catégories d’actifs traditionnelles.
«On croit beaucoup à la diversification et c’est là que les catégories d’actifs alternatifs peuvent ajouter de la valeur», indiquait Jonathan Durocher, président, Banque Nationale Investissements (BNI), lors du dernier Rendez-vous avec l’Autorité, en novembre.
Notons que le degré de diversification qu’une stratégie alternative peut apporter dépend du type de fonds et de la conjoncture du marché, laquelle peut varier selon les périodes.
L’étude de Morningstar expose notamment l’une des limites des fonds alternatifs liquides, découlant des contraintes imposées aux gestionnaires de portefeuilles, selon Geneviève Blouin : «Les produits alternatifs de marchés dispensés et en notice d’offre ont plus de potentiel d’être très différents, moins corrélés et peuvent offrir un meilleur pouvoir de diversification.»
De plus, l’étude aurait pu mieux décrire un trait important des fonds alternatifs, soit leur capacité à préserver leur capital, d’après Geneviève Blouin : «Un fonds qui arrive à éviter les fortes baisses a une grande valeur ajoutée, car récupérer du capital prend du temps.»
Selon elle, le ratio de Sharpe est un bon point de départ pour analyser ce risque. Cependant, ce ratio amalgame à la fois la volatilité haussière et la volatilité baissière. Une volatilité à la hausse peut être bien perçue par le client, mais elle est pénalisée par le ratio de Sharpe qui divise le rendement ajusté d’un portefeuille par l’écart-type de ce rendement.
«Ce qui est plus pertinent pour l’investisseur, c’est un ratio de rendement par rapport à la volatilité baissière, surtout pour un fonds très performant, car ce dernier pourrait sembler plus volatil et risqué en amalgamant la volatilité haussière. Si on veut bien évaluer le risque, on regarde le ratio de Sortino [rendement ajusté /volatilité ou écart-type des rendements négatifs]», note-t-elle.
Selon elle, des indicateurs qui mesurent le suivi des tendances baissières du marché devraient faire partie des conversations avec les clients.
Pas tous égaux
Il serait injuste de mettre toutes les stratégies alternatives dans un même panier, car leur variété est grande, tout comme leur degré de complexité. Certaines stratégies ont peu d’exposition au marché, comme celles d’arbitrages de titres dans le but d’en exploiter les anomalies. D’autres ont une grande exposition aux marchés, comme les macrofonds mondiaux, les marchés émergents et les titres en positions acheteur et vendeur.
Bon nombre de stratégies utilisent la vente à découvert de certains titres (position de vendeur ou short) en plus de miser sur l’appréciation d’autres titres (position d’acheteur ou long). C’est le cas, par exemple, de la stratégie 130-30, pour laquelle le gestionnaire vend à découvert des actions à hauteur de 30 % de la valeur du portefeuille, puis utilise ces fonds pour acquérir les titres qui devraient surperformer le marché, selon Investopedia.
Lorsqu’un gestionnaire combine des positions acheteur (long) et vendeur (short), il peut remporter gros s’il gagne avec ses positions, mais aussi essuyer des pertes importantes s’il perd avec ses positions. Un conseiller doit en être conscient, en informer son client et vérifier s’il est à l’aise avec cette situation, dit Vincent Cliche, conseiller en placement à la Financière Banque Nationale.
«Les chances que ça arrive sont très faibles, note Geneviève Blouin. Ensuite, pour les fonds liquid alts, l’exposition est limitée à cause des restrictions de levier et d’exposition. Ce qui est le pire, c’est de prendre un gestionnaire traditionnel et de lui demander de gérer un fonds long-short [à rendement absolu]. «Shorter» des titres est une expertise complètement différente de celle d’acheter.»
Adoption lente ?
Il est difficile de savoir comment l’arrivée des fonds alternatifs changera les portefeuilles des clients. «Est-ce que les conseillers vont inclure ces fonds à la pièce ? Ça reste à confirmer», dit Vincent Cliche. Toutefois, certains émetteurs de fonds pourraient inclure par défaut une pondération en liquid alts dans leur fonds de fonds ou leurs produits multistratégies, ce qui démocratiserait les fonds alternatifs.
Les fonds alternatifs ont l’avantage théorique de contribuer au rendement d’un portefeuille lorsque d’autres catégories d’actifs ne le font pas, selon Vincent Cliche : «Est-ce qu’un fonds liquid alt va forcément contribuer au rendement, alors que les autres catégories traditionnelles n’y contribuent pas ? Ça reste à voir.»
Un conseiller doit bien comprendre la stratégie alternative, ses risques, mais aussi ses incidences fiscales. «Dans un compte non enregistré, si on remplace une portion en revenu fixe par un fonds en position neutre face au marché qui a une performance et un risque similaires à ceux de l’indice obligataire DEX et pour lequel les distributions sont des gains en capital plutôt que de l’intérêt, il y a un avantage fiscal», dit Vincent Cliche.
Certains fonds alternatifs peuvent diversifier l’un des risques auxquels les fonds traditionnels ne peuvent souvent pas se soustraire, soit le risque systémique, que l’on appelle bêta, selon Caleb Jean, analyste aux investissements, Desjardins Gestion de patrimoine Valeurs mobilières : «Lorsque le bêta d’un fonds est à zéro, ça nous porte à croire que la corrélation face au marché est nulle.»
«Dans un marché baissier, si on a une stratégie de marché neutre et qu’on a des titres sur lesquels on a des positions vendeur, ça peut aider le portefeuille à aller chercher de l’alpha et à moins subir les impacts de la baisse du marché», ajoute-t-il.
Caleb Jean recommande de lire les prospectus ou la notice d’offre du produit, de s’assurer de les comprendre et que le client les comprenne, notamment les risques d’illiquidité, les coûts, l’effet de levier et les risques commerciaux du gestionnaire du fonds lui-même. Le conseiller doit aussi tenir compte de l’horizon de placement du client et s’assurer de la convenance du produit.
La démocratisation des fonds alternatifs liquides ne devrait pas nécessairement entraîner de changement dans les portefeuilles des clients, surtout si les objectifs de rendements du client sont déjà atteints, d’après Dan Hallett : «La complexité et les coûts ne doivent pas être ajoutés à un portefeuille, sauf si cela est absolument nécessaire.»
Quand on investit dans des produits alternatifs, il faut bien les analyser, souligne Geneviève Blouin : «[C’est] comme n’importe quel secteur. Il y a des bons joueurs, des joueurs médiocres et des joueurs excellents. Si on investit avec un excellent joueur, ça vaut la peine. Si on prend la moyenne et qu’on y va à tâtons, ça ne vaudra probablement pas la peine.»
D’après les modifications réglementaires prévues par les Autorités canadiennes en valeurs mobilières, un fonds d’investissement alternatif peut notamment :
– investir jusqu’à 20 % de sa valeur liquidative dans les titres d’un seul émetteur, par rapport à la limite actuelle de 10 % pour tous les fonds ;
– investir jusqu’à 10 % de sa valeur liquidative dans les métaux physiques tels que l’or, l’argent, le platine et le palladium ;
– emprunter jusqu’à 50 % de sa valeur liquidative ;
– vendre des titres à découvert dont la valeur représente jusqu’à 50 % de sa valeur liquidative, par rapport à la limite actuelle de 20 % applicable à tous les fonds ;
– vendre à découvert des titres d’un seul émetteur jusqu’à 10 % de sa valeur liquidative ;
– emprunter des fonds et vendre des titres à découvert simultanément si le montant combiné n’excède pas 50 % de sa valeur liquidative ;
– avoir recours à l’effet de levier également avec des opérations sur dérivés ;
– avoir une exposition globale aux emprunts de fonds, aux ventes à découvert et aux opérations sur dérivés d’un maximum de 300 % de sa valeur liquidative.
Pour offrir des fonds alternatifs, les conseillers devront remplir l’une des conditions suivantes :
– avoir obtenu la note de passage au Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada ;
– avoir obtenu la note de passage au Cours d’initiation aux produits dérivés ;
– avoir réussi le Chartered Financial Analyst Program ;
– répondre à toute autre norme de formation applicable imposée par un organisme d’autoréglementation.