« L’ESG n’est pas une tendance passagère dans les marchés financiers, mais une trame de fond qui ne fait que commencer à s’installer pour des décennies à venir », affirme Grégoire Baillargeon, président de BMO Groupe financier pour le Québec.
L’année 2022 confirme les propos du banquier, mais apporte également plusieurs bémols. Malgré un recul marqué sur les marchés financiers, la vague de l’investissement axé sur les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ne s’est pas brisée pour autant. Aux États-Unis et au Canada, les créations nettes de fonds négociés en Bourse (FNB) de type ESG ont chuté de 90 % et de 32 % respectivement, selon une étude de Banque Nationale Marchés financiers (BNMF) de janvier 2023.
Le secteur a été malmené par les Bourses, rapporte BNMF. Les dix principaux FNB ESG canadiens au chapitre de l’actif géré ont subi une déconfiture de -12 % comparativement à -9 % pour l’indice S&P/TSX, le recul étant de 20 % pour les dix principaux FNB ESG américains, par rapport à une baisse de 19 % du S&P 500.
La mauvaise performance tient en grande partie à la forte présence de titres technologiques dans les fonds, la corrélation entre l’indice MSCI World ESG Leaders et le NASDAQ étant de 0,95. Les piètres résultats des FNB ESG tiennent aussi à l’absence de titres énergétiques, « le seul secteur, cela adonne, qui a connu des gains notables en 2022 », note l’analyste Baltej Sidhu, auteur du rapport de BNMF.
Malgré cela, les investisseurs n’ont pas abandonné le secteur. Pour 2022, 2,8 G$ ont été versés dans des FNB ESG, un montant élevé quand on le compare aux 4,7 G$ US qui ont fait leur chemin dans les FNB ESG américains.
Remous américains
Différents facteurs expliquent ce renversement de tendance, dont une politisation de l’ESG ainsi qu’une hausse de son encadrement réglementaire aux États-Unis, relate BNMF. Ainsi, une supervision intensifiée provenant surtout de la Securities and Exchange Commission (SEC) et des accusations d’écoblanchiment suscitent une hausse marquée de poursuites légales. Au cabinet Norton Rose Fulbright, le quart des avocats en litige s’attendent à une augmentation de litiges liés à l’ESG.
La SEC demande que les fonds, pour bénéficier d’une étiquette ESG, alignent au moins 80 % de leurs fonds avec des investissements appareillés. Cela entraîne une réorientation importante des fonds et des changements de noms, les gestionnaires s’inquiétant de poursuites potentielles. Déjà, dans l’Union européenne (UE), on a vu des fonds affichant 72 milliards d’euros affectés à des fonds « vert foncé » (selon l’article 9) se déclasser volontairement vers un statut « vert pâle » (article 8). Après la tendance à l’éco-blanchiment, on assiste à de « l’éco-amenuisement » (green-hushing).
L’analyse de BNMF rend compte également de la contestation provenant de plusieurs États américains qui, par exemple, imposent à leurs fonds de pension de se retirer de fonds d’investissement ESG parce que ceux-ci interdisent les placements dans le secteur pétrolier.
De plus, 2022 s’est terminée par un coup de tonnerre lorsque Tim Buckley, président de Vanguard, le deuxième plus important gestionnaire de fonds au monde, a annoncé son retrait de la Net Zero Managers Initiative, représentant des actifs sous gestion d’une valeur de 59 G$ US, affiliée à la Glasgow Financial Alliance for Net Zero. Tim Buckley affirme que l’engagement ESG ne lui permet pas d’honorer son devoir fiduciaire d’assurer les meilleurs rendements aux investisseurs. « Il serait irresponsable de parier l’argent de ses clients sur le fait que les politiciens et les régulateurs font toujours ce qu’il faut, juge un chroniqueur du Wall Street Journal. Il y a de moins en moins de possibilités que la planète soit carboneutre d’ici 2050. Personne ne devrait promettre de fonder toute sa stratégie d’investissement sur de telles probabilités. »
La surveillance accentuée de la SEC, la contestation politique visant la thématique ESG dans différents États américains et la réévaluation générale des actifs ESG par les firmes d’investissement ont mené à une chute marquée des actifs ESG sous gestion aux États-Unis, « qui ont plongé à une part de 13 % d’un marché total de 67 G$US en 2021 comparativement à 33 % d’un marché total de 52 G$ US en 2019 », écrit Baltej Sidhu.
Il ne faut pas trop s’émouvoir de ces difficultés, selon l’analyste de BNMF, qui estime qu’un scepticisme plus grand à l’endroit de l’ESG est bienvenu et représente simplement une crise de croissance nécessaire et saine. « La surveillance accrue est largement nécessaire et démontre que la thématique mûrit », écrit-il.
Aux yeux de Baltej Sidhu, ce grand remaniement constitue la tendance majeure de 2022. En 2023, « nous devrions assister à la même chose, écrit-il, les investisseurs faisant preuve de prudence (et de scepticisme) dans le cadre d’un plus grand nettoyage et d’une plus grande concentration ».
Au sein de ce remaniement, d’autres tendances se dessinent ou se poursuivent. Celle qui est peut-être la plus importante tient aux efforts de réglementation et de taxonomie en cours. Au Canada, une étape majeure a été atteinte au début de mars avec la publication du Rapport sur la feuille de route de la taxonomie par le Conseil d’action en matière de finance durable, rapport que Grégoire Baillargeon qualifie de « plus important développement de 2023 ». Notons qu’il ne traite que d’une taxonomie climatique, consacrée uniquement au « E » de l’acronyme ESG.
L’International Sustainable Standard Board, division de l’IFRS qui détermine les normes comptables mondiales, a publié en juin ses normes de standardisation liées aux questions climatiques. « Les normes sont volontaires, mais plusieurs pays ont dit appuyer l’initiative et la rendront obligatoire », prévoit Rosalie Vendette, directrice chez Quinn et associés. « Les entreprises leaders vont endosser ces standards, ce qui va forcer la main des retardataires », ajoute-t-elle.
Au chapitre réglementaire, une seule initiative capitale a abouti à ce jour:la Corporate Sustainability Reporting Directive, publiée par l’Union européenne en décembre 2022 et visant les entreprises y étant actives dont le chiffre d’affaires dépasse 150 millions d’euros. Ces directives de l’UE visent les trois secteurs de l’ESG:environnement, société, gouvernance.
Par ailleurs, Rosalie Vendette note plusieurs travaux en cours tant à la SEC qu’à l’Autorité des marchés financiers, mais elle ne peut déterminer encore l’avènement d’un cadre réglementaire précis, quoique les « réflexions » de la SEC ont déjà suscité plusieurs ajustements.
Finance durable bancaire
L’activité de prêt durable constitue une tendance importante, selon Rosalie Vendette, ce que confirme Grégoire Baillargeon. « Les prêts sont liés à l’atteinte d’objectifs durables et leur taux d’intérêt est ajusté en fonction, dit celui-ci. Ça fait partie du rôle des banques comme courroies d’engrenage entre les capitaux et l’économie; on propose d’agir comme arbitres pour vérifier l’atteinte d’objectifs durables. »
Cette activité de prêt demeure modeste encore, mais connaît une croissance importante. De 6 G$ US en janvier 2016, elle est passée à 322 G$ US en septembre 2021, selon les Principles for Responsible Investment (PRI).
C’est sans compter la multiplication des émissions obligataires « vertes » de la part des entreprises, développement où le Canada se distingue comme chef de file dans le domaine nucléaire. En 2021, Bruce Power a été la première entreprise énergétique à émettre des obligations vertes pour un projet nucléaire au montant de 500 M$, une initiative suivie par une autre émission de 300 M$ de l’Ontario Power Generation au cours de 2022.
« Lorsque les gens reconnaîtront que le nucléaire est un nouveau vert, 10 % des obligations énergétiques pourraient étre liées au nucléaire à l’avenir », affirme Tom Li, vice-président, énergie, services publics et ressources naturelles à DBRS Morningstar.
Baltej Sidhu repère deux autres tendances destinées à s’amplifier au cours des prochaines années. La première tient aux crédits de carbone, qui devraient connaître « une croissance explosive au cours des prochaines années ». L’analyste les associe à un type de «commodité»ou de denrée de base, une caractérisation qui n’étonne pas Rosalie Vendette. « Ça m’apparaît assez naturel dans les développements », dit-elle.
Comme d’autres denrées de base, les crédits de carbone « sont appelés à toucher toutes les industries, avance Baltej Sidhu, offrant la possibilité de voir le carbone comme un actif plutôt que comme une dette. Un investisseur pourra y recourir en tant que stratégie de couverture dans son portefeuille. »
Dans la foulée de la COP15 de Montréal, on assistera à un accent renforcé sur la biodiversité, prévoit Baltej Sidhu. « Nous croyons que l’année en cours, écrit-il, devrait voir une hausse dans les propositions d’actionnaires et les pressions associées sur les conseils d’administration relatives aux engagements en biodiversité. »