Image au goût du jour : dans une vidéo qu’il tourne en forêt, le conseiller en placement Richard Nickerson, de Gestion de capital Assante, à Halifax, déambule sur un sentier en faisant part de ses valeurs durables et des investissements axés sur les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qu’il offre à ses clients.
La plupart des conseillers n’en sont certainement pas là, mais la vidéo de Richard Nickerson est symptomatique d’un virage qui marque de plus en plus le monde du conseil financier. Ce virage est loin d’être accompli, selon Jean Morissette, spécialiste de l’industrie du courtage de plein exercice : «Ce n’est pas à maturité encore, bien qu’on en parle depuis un certain temps déjà. C’est une tendance lourde du côté des investisseurs institutionnels, mais pas encore du côté privé. »
L’édition 2022 du Pointage des courtiers québécois révèle que la part moyenne pondérée de l’actif géré par les conseillers en placement sondés ciblant les facteurs ESG s’élève à 34,9 %. C’est plus du double de la proportion de 15,6 % qu’on observait lors du Pointage de 2020.
Les conseillers liés à des courtiers multidisciplinaires (courtiers en placement et en épargne collective) demeurent à la traîne, mais l’ESG dans le portefeuille de leurs clients affiche une progression tout aussi importante. La part moyenne pondérée de l’actif administré par ces conseillers ciblant les facteurs ESG s’élevait à 13,5 % pour le Pointage des courtiers multidisciplinaires de 2022, par rapport à 5,7 % pour le même sondage en 2020.
L’ESG laisse de moins en moins indifférent, phénomène plus marqué du côté du courtage de plein exercice. En 2020, 42 % des conseillers de ce secteur n’intégraient aucun investissement orienté vers les facteurs ESG dans leurs portefeuilles. En 2022, ils n’étaient plus que 15 %. Sur le plan des conseillers liés à des courtiers multidisciplinaires, alors que 34 % des conseillers n’avaient aucune position en ESG en 2020, leur proportion est passée à 16,3 % en 2022, amenant à égalité les « résistants » dans chaque secteur.
On pourrait croire que les conseillères sont plus réceptives à l’ESG. C’est le cas, mais de peu. Les femmes conseillères sont légèrement plus susceptibles d’avoir une proportion de leur actif orienté vers l’ESG de 20 % ou plus comparativement aux conseillers masculins.
Les conseillers plus jeunes sont aussi légèrement plus enclins à favoriser les portefeuilles ESG. L’âge moyen des conseillers dont 20 % ou plus de l’actif est orienté vers des stratégies ESG est de 46,8 ans pour les conseillers de plein exercice et de 48,2 ans pour les conseillers liés à des courtiers multidisciplinaires. En comparaison, ceux dont entre 0 et 19 % de l’actif est en ESG ont respectivement 48,1 ans et 49,2 ans.
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Le virage ESG est davantage accentué du côté des conseillers au service de clients plus fortunés, plus précisément dans le segment des 20 % des conseillers qui affichent le ratio d’actif géré par ménage le plus élevé. En 2022, la part moyenne pondérée de l’actif géré par les conseillers en placement faisant partie des 20 % ciblant le plus les facteurs ESG était de 36,7 %, par rapport à 19 % pour les autres 80 %. Chez les conseillers liés à un courtier multidisciplinaire, ces proportions étaient de 14,8 % et de 12,6 % respectivement.
Résistance
Dans les pointages de 2022, les commentaires réfractaires à l’endroit de l’ESG continuent d’abonder, même s’ils sont moins nombreux qu’en 2020. « C’est du brainwashing ! », tranche un conseiller de plein exercice. Un autre ajoute : « C’est de la bullshit. » Par contre, le reste de son commentaire est plus nuancé : « Ce n’est pas que je ne crois pas à la durabilité, mais je trouve que la façon dont MSCI le structure est sans valeur, car des pipelines ont une cote ESG. Ça n’a pas de sens. » Les avis de ce genre ne manquent pas chez les courtiers multidisciplinaires. « C’est une cochonnerie marketing ridicule », juge un conseiller, alors qu’un autre affirme : « Je trouve que l’approche ESG tient plus à du marketing sans plus-value réelle. »
« Je suis réaliste et je n’y crois pas », affirme un autre, lui aussi nuançant sa réflexion d’un commentaire qui n’est pas sans fondement : « Vous pensez vraiment que des entreprises comme Suncor, Amazon et Walmart ont leur place dans des fonds ESG ? Elles y paraissent pourtant presque partout. Et il y a surpondération du secteur technologique, ce qui augmente le risque pour mes clients. »
De manière générale, les fonds ESG sont généralement plus concentrés et plus chers qu’un fonds de marché large à faibles frais.
En outre, une majorité de conseillers sondés notent le manque d’intérêt de la part de leurs clients. « Mes clients ne s’en soucient pas », affirme l’un. Un autre dit de même, mais laisse poindre une lueur d’espoir : « Pour le moment, pas de demande, mais on voit venir le demande, mais on voit venir le changement. »
Faut-il souligner que les intervenants précédents n’ont aucune part ESG en portefeuille ? Par contre, dès que les portefeuilles des conseillers commencent à avoir une composante ESG, les commentaires se font plus accueillants et on voit une foule de notes du genre : « On commence. » « J’augmente progressivement. » « Je suis en train de l’inclure graduellement dans mes recommandations et portefeuilles. »
La demande croissante des clients semble être le moteur de changement le plus important. C’est ce que manifeste un grand nombre de commentaires, peut-être même une majorité, chez les conseillers qui ont encore une faible proportion d’actifs ESG en portefeuille. « C’est récent comme stratégie de placement, dit un conseiller. Maintenant, les clients en veulent et il y a une rentabilité. » Un autre confirme : « Mes clients me le demandent de plus en plus; c’est un pourcentage qui est appelé à augmenter dans les prochaines années. »
Évidemment, l’orientation ESG n’est pas chose fortuite. Plus on trouve une part ESG importante dans un portefeuille, plus l’engagement est affiché et systématique. Un conseiller de plein exercice dont le portefeuille détient une part ESG de 20% affirme que « c’est un choix personnel:j’ai une clientèle de femmes, c’est moi qui le recommande ». Un autre dont la part ESG se chiffre à 80 % est convaincu : « Tout ce que je propose est ESG », dit-il.
Les échos sont similaires du côté multidisciplinaire. « C’est un pourcentage qui grandit de plus en plus; les gens veulent être informés à ce sujet », affirme un conseiller dont la pondération du portefeuille en ESG s’établit à 11,5 %. Évidemment, avec une pondération à hauteur de 95 %, un autre ne cache pas son engagement : « Toute notre approche est basée là-dessus », tranche-t-il.
Outils carancés
Malgré une avancée notable, il reste que l’ESG est encore loin d’avoir remporté la mise. Chez les conseillers qui s’y sont à peine engagés, les commentaires manifestent encore beaucoup d’interrogations et de scepticisme. Par exemple, « difficile de s’assurer que le fonds est vraiment ESG. Tout le monde se prétend ESG ! », soumet un conseiller lié à un courtier multidisciplinaire. Un autre, de plein exercice, regrette « un manque de cohésion dans les offres de produits », alors qu’un autre juge que, dans une perspective à long terme, « on ne peut pas facilement structurer un portefeuille ESG ».
Jean Morissette confirme les difficultés auxquelles sont confrontés les conseillers. Alors que les investisseurs institutionnels disposent de grilles et de systèmes formels d’évaluation bien organisés, « je ne suis pas sûr que tous les courtiers aient les outils pour évaluer l’offre ESG », dit l’analyste. Certes, il reconnaît l’intérêt accru pour l’ESG chez les conseillers, mais « doute que plusieurs le fassent avec une approche et un processus structuré et discipliné ». Déjà, les conseillers sondés y faisaient référence en 2020.
Selon le spécialiste, l’ESG pose un défi de mesure. La grande majorité des conseillers ont organisé leurs portefeuilles pour servir des groupes d’investisseurs selon des critères bien connus de tolérance au risque, pas pour intégrer des cibles précises comme l’ESG. « On trouve plein de bonnes intentions, mais ça va demeurer des intentions pieuses tant qu’on n’aura pas des outils réels pour mesurer ce que l’ESG contribue à la performance d’un portefeuille. »
De plus, la question de la performance ESG a été à nouveau mise à l’épreuve en 2022. « Si tu t’es coupé du pétrole l’an dernier, tu as sous-performé », lance le spécialiste.
Éric Lauzon, vice-président, développement des affaires et recrutement à Gestion de patrimoine Assante, reconnaît le bien-fondé des affirmations de Jean Morissette. Par contre, il souligne combien une orientation ESG peut favoriser la carrière d’un conseiller. « Quand les conseillers alignent leurs croyances et leurs pratiques, dit-il, c’est souvent là qu’ils ont le plus de succès. » Évidemment, cela est valable si un conseiller a acquis une ferme conviction ESG. Les pointages de Finance et Investissement montrent que ce n’est pas encore le cas pour une majorité.
La thématique ESG est surtout un impératif concurrentiel, selon Éric Lauzon. « Pour les conseillers indépendants, il importe d’être à l’affût de ces développements parce que les banques le font. Elles sont tellement dominantes dans le marché, ça crée un effet et il faut en tenir compte. »
Par ailleurs, pour atténuer les difficultés d’analyse, de sélection et de mesure que fait ressortir Jean Morissette, Éric Lauzon propose le recours à ce qu’il appelle des produits tout-en-un. « Les fonds de fonds ESG ont tellement gagné en popularité : un conseiller devrait avoir recours à un tel produit qu’un fournisseur a déjà certifié, fait-il ressortir. S’il faut qu’un conseiller fasse tout de façon artisanale, alors il s’embarque dans un travail bien ardu. »