Lorsqu’un client est en phase de décaissement, une stratégie mise de l’avant par certains consiste à créer une réserve d’actifs liquides de trois à cinq ans qui serviront à combler les besoins de base du client. Or, cette stratégie est souvent moins avantageuse que celle qui consiste simplement à retirer chaque mois des actifs du portefeuille du client. Voyons pourquoi.
En mode de décaissement, une mauvaise séquence de rendements peut gravement nuire à la viabilité du plan de retraite d’un client.
Le graphique 1 ci-bas illustre l’évolution d’un portefeuille de 100 000 $ si des retraits non indexés de 750 $ sont effectués à la fin de chaque mois dans un contexte de rendement annualisé de 7 % (ligne verte). Il s’agit d’un décaissement de 9 % par année. Ici, on présume qu’un épuisement à 86 ans est convenable (ligne verte).
Les autres courbes du graphique 1 ont le même rendement annualisé de 7 %, mais on fait varier le rendement affiché chaque année selon diverses combinaisons possibles avec 7 %, -13 % et 27 %. Une séquence de rendements défavorables (-13 %, 7 %, 27 %) fait que le capital s’épuise à 81 ans, alors qu’une séquence de rendements favorables (27 %, 7 %, -13 %) donne un épuisement à 95 ans. Cet écart de 14 ans est très important. Cette analyse popularisée par Moshe A. Milevsky, professeur de finances à l’Université York, à Toronto, est répandue dans la littérature. L’exemple de Moshe A. Milevsky est simplifié en ne prévoyant pas d’indexation.
Le graphique 2 illustre l’effet de la séquence de rendements si les retraits sont indexés annuellement de 2 %, et qu’on diminue l’importance relative des retraits à 7 % par an ou 583 $ par mois. En réduisant les retraits initiaux et en les indexant, le risque d’épuisement est atténué. Une séquence de rendements défavorables donne un épuisement du capital à 85 ans, et une séquence de rendements favorables, à plus de 95 ans. On comprend donc que l’importance des retraits a un effet considérable sur la viabilité du plan de retraite. D’ailleurs, l’importance des retraits est ce sur quoi le retraité a le plus de contrôle, avec la répartition des actifs et la surveillance de ses frais de gestion, bien entendu.
Attention aux réserves
Cette crainte d’épuisement hâtif du capital amène des conseillers à envisager de conserver de 3 à 5 ans de liquidités pour que le client puisse financer son coût de vie, laissant un portefeuille fructifier à plus long terme.
Cette stratégie exige toutefois que l’on reconstitue ces réserves de liquidités tous les 3 à 5 ans, ce qui peut créer un problème de mauvaise synchronisation des retraits avec les marchés.
Cette façon de faire, appelée bucketing en anglais, expose le client à encore plus de risques. Sa pondération en actions augmente au fur et à mesure des retraits, ce qui l’expose davantage au risque de la volatilité des actions, y compris de se retrouver ultimement avec un portefeuille à 100 % en actions, alors qu’on est dans un marché baissier.
Pour atténuer ces risques, des conseillers recommandent de faire l’ajustement annuellement. Mais pourquoi ne pas le faire simplement chaque mois, lors des retraits ? En fait, mieux encore, n’avoir simplement qu’un portefeuille correspondant à notre tolérance au risque et duquel on fait des retraits mensuels.
Moshe A. Milevsky traitait de cette approche dans son article d’octobre 2006, Can Buckets Bail-Out a Poor Sequence of Investment Returns ? Ses conclusions ? Au mieux, l’investisseur vivait une illusion d’optique avec le bucketing. Il faut admettre qu’avec la finance comportementale, parfois l’illusion fait du bien…
Le bucketing mis à l’épreuve
Pour illustrer le propos, nous avons analysé l’évolution d’un portefeuille de 1 M$ qui est investi 100 % en actions canadiennes pour accentuer les effets du marché. Nous avons considéré un coût de vie annuel de 50 000 $. Dans le scénario prudent, nous avons constitué immédiatement une réserve de 150 000 $, soit l’équivalent d’un coût de vie de trois ans, pour faire face au coût de vie mensuel de 4 167 $. Dans ce scénario, le portefeuille initial est 15 % en encaisse et 85 % en actions, pour revenir graduellement à 100 % en actions après 36 mois. La réserve n’est pas renflouée durant cette période.
Dans le scénario simplifié, nous avons retiré 4 167 $ par mois du portefeuille de titres, afin de combler les besoins annuels de 50 000 $. Pour simplifier notre démarche, tout est dans le REER afin d’évacuer le traitement fiscal, et le client obtient le rendement total de l’indice S&P/TSX et ne paie pas de frais de gestion.
Nous avons comparé l’effet des deux scénarios sur 430 périodes de 36 mois consécutifs entre janvier 1980 et septembre 2018. Chaque période commence le premier jour d’un mois et se termine trois ans plus tard.
Puis, on regarde la photo du solde des placements après 36 mois, soit juste avant la reconstitution de la réserve (graphique 3). On constate que le scénario simplifié apporte plus souvent un gain que le scénario prudent qui est moins exposé au marché.
L’analyse révèle 345 scénarios gagnants aux retraits systématiques, et 85 autres perdants. Dans 80 % du temps, la stratégie de la «réserve de 36 mois» s’est avérée perdante. C’est normal, car une partie du portefeuille variant de 15 % à 0 % n’était pas investie, mais simplement protégée des baisses. Dans le graphique 3, l’axe horizontal indique le rendement cumulatif du S&P/TSX correspondant à la période de 36 mois. On constate sans surprise que l’approche simplifiée s’est surtout fait déclasser dans les périodes de rendements négatifs sur trois ans.
Dans le graphique 3, notons que même dans des périodes où l’indice a affiché un rendement négatif sur trois ans, 16 simulations sur 51 étaient avantageuses en n’adoptant pas l’approche de la réserve.
Une question de répartition d’actifs
Si on se concentre sur les 20 % des scénarios où l’approche prudente consistant à sécuriser les sommes pour 36 mois a été gagnante, il est intéressant de comparer le solde des portefeuilles des deux approches. Chaque point du graphique 4 compare la valeur d’un même portefeuille simulé en fonction des deux stratégies : stratégie avec réserve sur l’axe horizontal et stratégie simplifiée (sans réserve) sur l’axe vertical. Le premier point en bas à gauche indique que le solde du portefeuille avec réserve est de 611 997 $, ce qui est plus haut que le solde de 578 066 $ pour l’autre stratégie. On comprend ici qu’on est très loin du portefeuille de départ de 1 000 000 $ à peine trois ans plus tard. La déconfiture des deux portefeuilles est frappante, peu importe la présence ou non d’une réserve. Le problème n’est de toute évidence pas l’absence de réserve, mais bien la répartition d’actifs du portefeuille.
En conclusion, la stratégie qui consiste à constituer une réserve n’est pas l’élément sur lequel un conseiller devrait mettre l’accent dans la planification de retraite d’un client. Il est plus pertinent de porter une attention au risque inhérent de son portefeuille ainsi qu’à l’importance des retraits. Vouloir choisir le bon moment pour lire le marché dans la période de 36 mois afin de choisir le temps idéal pour reconstituer les liquidités est un exercice à fort taux d’échec.
Bien entendu, lors des rencontres annuelles, une nouvelle projection à long terme pourrait indiquer le nouveau coût de vie cible. Si la seule source de revenus provient du capital de placement et que celui-ci a baissé de 20 %, le coût de vie devrait également baisser de 20 %. Toutefois c’est rarement le cas, car bien souvent des revenus viagers comme la pension de la sécurité de la vieillesse et le Régime de rentes du Québec assurent une partie fixe et non variable du coût de vie.
Souvent pour prévenir cet imprévu de baisse du coût de vie, un conseiller devrait fixer le montant de départ sur un taux de rendement moindre que celui attendu, par exemple 1 point de pourcentage (100 points de base) de moins. Il est plus facile de rehausser les dépenses quand le rendement est au rendez-vous. Une cadence de décaissements plus faibles nous protège toujours mieux…
*A.S.A. Pl. fin., Directeur principal, Centre d’expertise, Banque Nationale Gestion privée 1859