En abolissant les frais d’acquisition reportés (FAR), l’Autorité des marchés financiers (AMF) a produit une vague de changements dans les pratiques d’affaires de nombreux conseillers. Et celle-ci risque de laisser derrière elle un certain nombre de représentants dont le chiffre d’affaires sera amputé, qui délaisseront certains clients moins rentables ou qui réorienteront leurs actifs vers des fonds distincts qui permettent encore les FAR.
C’est ce que révèle le sondage mené dans le cadre du Pointage des cabinets multidisciplinaires. Pour cette enquête, on a demandé aux répondants de désigner, parmi une liste de six options, les effets les plus probables sur leur pratique de l’abolition des FAR sur les fonds d’investissement. Les répondants pouvaient mentionner plusieurs effets parmi cette liste ou aucun d’entre eux.
Comment les conseillers évaluent-ils leur firme ?: Consultez le tableau du Pointage des cabinets multidisciplinaires
La moitié des répondants (50,5 %) indiquent « diminution ou aucun changement à votre chiffre d’affaires » comme un des impacts de l’abandon des FAR. Le tiers (33 %) désignent l’« implantation de davantage de mesures de segmentation de clientèle (se départir de clients moins rentables, fixer un seuil d’actif minimum afin d’accepter de servir un nouveau client, etc.) ».
De plus, environ un cinquième des sondés entrevoient soit une augmentation des frais que leur courtier facture aux clients ayant le moins d’actif à gérer (20 %), soit une augmentation de l’importance de vendre également des produits d’assurance et bancaires auprès du même client (19,6 %).
En outre, 11,6 % des répondants prévoient réorienter les actifs des clients vers des fonds distincts qui permettent les FAR, afin de maintenir leur compensation.
Même si les FAR sont de moins en moins répandus dans l’industrie, ils étaient néanmoins utilisés par beaucoup de conseillers, principalement ceux qui font leur entrée en carrière et ont peu d’actif sous administration (ASA).
« Je suis en complet désaccord avec la disparition des FAR. La cible n’est pas la bonne, le client sera le grand perdant », indique un des répondants au sondage, traduisant un avis majoritaire. « J’en suis aussi à réfléchir au niveau de service, voire à si je peux offrir mes services tout court, à des clients ayant un actif peu important », écrit un autre.
Flavio Vani, président de l’Association professionnelle des conseillers en services financiers (APCSF), n’est nullement étonné que les représentants entendent segmenter leur bloc d’affaires, car servir des clients qui ont moins d’un certain montant d’ASA sera une perte d’argent pour eux.
Les petits épargnants devront donc faire affaire avec des plateformes à escompte ou de grands réseaux, ou encore s’attendre à payer davantage. « On leur enlève des possibilités d’améliorer leur sort. On ne crée pas des conditions gagnantes pour aider le petit investisseur à devenir grand ni pour créer de la richesse au Québec », soutient Maxime Gauthier, chef de la conformité chez Mérici Services Financiers. Selon lui, on aurait dû réglementer l’utilisation des FAR plutôt que de les abolir.
L’abolition des FAR engendre un risque réel d’arbitrage réglementaire, car une part des répondants songent à réorienter les actifs des clients vers des fonds distincts qui permettent encore les FAR.
Flavio Vani et Maxime Gauthier entrevoient cette possibilité, mais croient qu’elle est mauvaise. « Quand on est en relation avec quelqu’un, on ne peut pas faire n’importe quoi pour son propre intérêt », soutient Flavio Vani.
« On ne devrait pas avoir un arbitrage de produit en fonction de la réglementation, dit Maxime Gauthier. Le seul arbitrage possible sur le produit devrait être par rapport à la convenance du client. »
Bien que les régulateurs s’attendent à ce que les professionnels ne prennent pas en compte la rémunération pour leurs affaires, Maxime Gauthier rappelle qu’il s’agit d’une business.
Un répondant appréhende d’autres risques, notamment liés à l’importance de l’offre d’autres produits à un client afin que cette relation d’affaires reste rentable : « Le conseiller de type « vendeur de produit » sera probablement porté à essayer de vendre des plus grosses primes d’assurance pour combler la perte de revenu liée à l’abolition des FAR. Ce type de conseiller, malheureusement, il n’en manque pas dans l’industrie. On remplace un conflit d’intérêts par un autre. »
Des conseillers sondés s’inquiètent aussi des effets sur la relève. « C’est la fin de la relève entrepreneuriale. Si au moins l’option « frais modiques » (sur deux-trois ans) était conservée, ça permettrait à la relève d’un peu mieux gagner sa vie en placements. Sans cette commission, elle n’aura d’autre choix que de commencer junior d’un autre conseiller, ou de faire beaucoup d’assurance », note un sondé.
Pour survivre, un conseiller indépendant devra avoir un gros ASA, ce qui n’est pas le cas d’un débutant, à moins d’être lié à un conseiller senior qui l’aide.
De plus, Maxime Gauthier souligne qu’un conseiller recrute souvent des clients qui lui ressemblent. Ainsi, un conseiller de la relève risque d’avoir une clientèle jeune ayant peu d’actifs et devra donc recruter beaucoup de clients pour atteindre un ASA viable.
Ces clients vont évidemment finir par devenir intéressants avec le temps, mais cela ne nourrira pas le conseiller dans l’immédiat. Pour cette raison, Flavio Vani juge que c’est une perte d’occasions également, car les conseillers seront obligés de refuser ces clients.
Lueur d’espoir?
Une minorité de représentants voient pourtant ce changement d’un bon œil. En tout, 9,5 % des répondants prévoient une hausse de leur chiffre d’affaires comme un des effets possibles.
« S’il n’y a pas de surprise pour le client, on obtient plus facilement sa confiance », affirme l’un d’eux.
« Ma pratique n’a pas changé. Les ventes sont plus faciles, parce que les gens se sentent moins pénalisés s’ils ne respectent pas les critères », confirme un autre dont le courtier a déjà aboli les FAR.
Selon Maxime Gauthier, les FAR devraient être expliqués aux clients et ils offrent au contraire une façon d’être transparent, ce qui favorise la confiance avec les années.
Il admet que certaines firmes ont déjà aboli les FAR, mais souvent en mettant en place des mesures de segmentation favorisant les clients à valeur nette élevée, ce que Mérici et d’autres firmes veulent justement éviter de faire.
Il juge toutefois probable que certains conseillers augmentent leur chiffre d’affaires, car ils seront mieux adaptés que d’autres dont ils attireront les clients.
Par contre, Flavio Vani souligne que le nombre de clients riches est limité. Ainsi, tous les conseillers n’en sortiront pas gagnants.
Certains répondants estiment que la disparition des FAR profite uniquement aux gros réseaux. « Les jeunes cabinets seront extrêmement touchés par cette situation. La relève se fera plus rare et les grandes institutions auront, une fois de plus, gagné », dit l’un d’eux.
Pour Flavio Vani, ce n’était pas le rôle de l’AMF d’intervenir sur ce point ; c’est le marché qui aurait dû réagir de lui-même.
Pour cette raison, l’APCSF a fait circuler une pétition demandant de ne pas abolir les FAR. Elle a été signée par 4 200 représentants et envoyée à trois ministres du gouvernement du Québec, soit le ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, le ministre des Finances, Eric Girard, et le président du Conseil du trésor, Christian Dubé. Pour l’instant, aucun d’eux n’a réagi.