« C’est une menace qui plane sur notre industrie », dit Michel Kirouac, vice-président et directeur général du Groupe Cloutier.

À l’image des autres agents généraux qu’a contactés Finance et Investissement, Michel Kirouac s’attendait à la disparition prochaine des frais d’acquisition reportés (FAR) en fonds distincts.

Or, l’intention des régulateurs de mettre fin aux séries à rétrofacturation (chargeback) le fait bondir. « Les petits comptes seront difficiles à servir et les conseillers en début de carrière auront de la difficulté à gagner leur vie », prévoit-il.

Dans un communiqué publié le 28 février dernier, l’Autorité des marchés financiers (AMF) signale avoir demandé aux assureurs d’abolir, à compter du 1er juin, les FAR dans les contrats de fonds distincts.

L’AMF ajoutait porter un « intérêt marqué » à l’égard d’une consultation qui sera lancée cet automne par le Conseil canadien des responsables de la réglementation d’assurance et les Organismes canadiens de réglementation en assurance. Cette consultation proposera l’interdiction complète de la commission à la souscription de contrats de fonds distincts, ce qui inclut les séries à rétrofacturation.

Les séries à rétrofacturation iraient-elles à l’encontre de l’objectif de « traitement équitable du client » que revendique le régulateur ? Impossible d’en savoir plus, l’AMF ayant décliné notre demande d’entrevue.

Chose certaine, le point de vue de Michel Kirouac sur les séries à rétrofacturation est largement partagé dans le milieu des agents généraux.

« Ces séries ne changent rien à la situation du client. Si celui-ci décide de retirer son argent, il ne subit aucun effet négatif. Le conseiller a tout intérêt à ce que cela n’arrive pas et à garder son client satisfait », note Michel Kirouac.

Également appelées « option avec reprise de commission » ou « décommissionnement », ces séries n’ont pas de frais d’entrée ou de sortie pour le client. Dotées d’une forte commission de première année, elles comportent des commissions de service pendant les deux ou quatre années suivantes. Si le client liquide ses fonds au cours de la première année, le conseiller doit généralement rembourser l’intégralité de sa commission. La reprise devient dégressive lors des années subséquentes.

« Abasourdi »

Les responsables de la distribution indépendante qu’a joints Finance et Investissement n’ont pas caché leur étonnement.

Avocat chez l’agent général Réseau d’assurance IDC Worldsource, Adrien Legault se dit « abasourdi ». Faisant valoir que le conseiller assume la totalité du risque financier sous la forme du décommissionnement, il se demande si « l’AMF pourrait craindre que des conseillers incitent éventuellement leurs clients à changer de manufacturier de fonds afin de toucher de nouvelles commissions ».

En revanche, poursuit Adrien Legault, « rien n’indique que les séries à rétrofacturation ont entraîné cela. En les éliminant, on met fin à une solution de rechange prometteuse [aux FAR] et on se fait tirer le tapis sous les pieds. »

Selon Ann-Rebecca Savard, conseillère aux ventes et à l’investissement chez MICA Cabinets de services financiers, le régulateur pourrait vouloir éviter l’« arbitrage réglementaire », soit la vente de fonds distincts au lieu de fonds communs qui conviendraient mieux. Elle estime que les jeux ne sont pas encore faits. « Les autorités de réglementation ont le temps de changer d’idée. Il faudra faire entendre notre point de vue lors de la consultation cet automne », soutient-elle.

Pour sa part, Daniel Guillemette, président fondateur du cabinet multidisciplinaire et agent général associé Diversico Finances Humaines, se demande si l’abolition éventuelle des séries à rétrofacturation pourrait résulter des intérêts des assureurs.

« Il existe une tendance très nette à la destruction du conseil indépendant, observe Daniel Guillemette. Certains assureurs mettent actuellement sur pied des équipes de conseillers salariés. Pour eux, la disparition des séries à rétrofacturation serait une bénédiction puisqu’elle affaiblirait la concurrence du conseil indépendant. »

Le président de l’agent général Financière S_entiel, Dominic Demers, évoque l’hypothèse que la disparition des commissions de 5 % de première année, typiques des séries à rétrofacturation, pourrait faire l’affaire des manufacturiers de fonds. « Ce serait moins d’argent à débourser d’un seul coup », commente-t-il.

Qu’en pensent les assureurs ? Difficile à dire, iA Groupe financier, Beneva, la Financière Manuvie, la Financière Sun Life, RBC Assurances et BMO Assurance ayant décliné nos propositions d’entrevues.

Défis pour la relève

Les personnes interviewées sont unanimes: il sera beaucoup plus difficile pour les conseillers indépendants de répondre aux besoins des clients détenteurs de petits comptes.

« Avec des commissions de suivi de 1 % par année, un en-vigueur de 5 M$ en fonds distincts procurera des revenus annuels de 50 000 $ », illustre Dominic Demers. Selon lui, les conseillers ayant un petit en-vigueur devront concentrer leur temps sur les clients ayant des actifs d’une certaine taille. « Les petits clients pourraient avoir à se tourner vers les banques et [n’avoir accès qu’aux produits de celles-ci] », dit-il.

Comment les conseillers indépendants en début de carrière tireront-ils leur épingle du jeu ? « Ce sera un casse-tête. Certains iront vers des enseignes établies. Cela nuira au courtage indépendant. Cela dit, la relève finira toujours par trouver sa place », affirme Adrien Legault.

Même son de cloche de la part de Dominic Demers. D’après lui, les conseillers débutants, sans mentor et sans possibilité d’achat de blocs d’affaires, pourraient « avoir à faire leurs premières armes dans les réseaux captifs ou les réseaux bancaires. Mais ce ne sera pas la fin du monde. Nous nous adapterons », assure-t-il.

Les agents généraux disent tous favoriser l’appariement entre vétérans et débutants, l’achat de blocs d’affaires et les ventes croisées. Or, comme l’évoque Ann-Rebecca Savard, qui est également présidente de l’Association de la relève des services financiers, les jeunes pourraient se sentir « forcés » d’emprunter ces voies.

La directrice de l’agent général Groupe SFGT, Caroline Thibeault, envisage une saignée dans les rangs des jeunes conseillers indépendants. « On risque d’en perdre beaucoup ! Les deux ou trois premières années sont toujours difficiles, car il faut se bâtir une clientèle. Les revenus sont instables. Pour passer à travers, il faut avoir tous ses permis, être passionné et avoir une rémunération correcte », dit-elle.

En assurance de personnes, le rêve du petit bureau de courtage d’une ou deux associés, qui part de zéro et qui fait son petit bonhomme de chemin, s’éloigne à grands pas.