Le 30 juin prochain entrera en vigueur une nouvelle exigence fondamentale pour les conseillers et courtiers, soit celle de donner préséance aux intérêts des clients, entre autres avant d’ouvrir un compte, d’acheter, de vendre, d’échanger ou de transférer des titres. Il s’agit d’une pièce centrale des réformes axées sur le client en cours, qui modifieront par phases le Règlement 31-103.
Les services de conformité des firmes s’y préparent depuis l’automne 2019, mais les conseillers sont-ils prêts ? Peut-être à l’heure actuelle, mais difficile de dire s’ils l’étaient réellement au début de 2021, révèlent le sondage mené à l’occasion du Pointage des courtiers québécois, du 5 janvier au 14 mars 2021, et celui réalisé pour le Pointage des courtiers multidisciplinaires, du 23 février au 14 mai 2021. Leurs résultats sont quelque peu déroutants.
Les sondages posaient aux conseillers en placement et aux représentants en épargne collective les deux mêmes questions. D’abord, sur une échelle de 0 à 10, où 0 indique aucune préparation et 10 une pleine préparation, «quel est votre degré de préparation pour l’entrée en vigueur des règles qui vous obligent à traiter les conflits d’intérêts importants au mieux des intérêts du client?»La deuxième question visait à connaître ce que l’arrivée de ces règles changera dans la pratique des conseillers.
Fortement préparé ?
Les réponses à la première question couvrent un plein éventail qui va… de 0 à 10. Certains conseillers, très candidement, indiquaient un degré de préparation de seulement 1, 2 ou 3, d’autres admettaient même n’avoir aucune préparation et s’attendre à en recevoir prochainement. Cependant, les notes de 8, 9 et 10 sont nombreuses. D’ailleurs, la moyenne pour les conseillers liés à des courtiers multidisciplinaires s’élève à 8,3, s’étalant entre 6,8 et 9,1 selon la firme de courtage. Chez les conseillers en placement, elle s’élève à 8,5, allant de 7,3 à 9,7 selon la firme.
Les choses se brouillent quand on passe à la deuxième question.
Certains se disent fin prêts pour les réformes, mais se concentrent sur la rémunération, élément crucial de la phase 2 du Modèle de relation client-conseiller (MRCC 2). Un conseiller qui se donne une note de préparation de 10 dit:«Ma rémunération est toute expliquée à mes clients depuis longtemps; ils savent exactement ce qu’ils paient. Rien ne va changer, c’est déjà mis en place.»
Un autre se donne une note de 8, en se concentrant sur les produits exclusifs, ce qui revient assez souvent:«Je ne suis pas vraiment au courant de ces nouvelles règles-là. Au niveau des produits maison, ça ne me touche pas, je n’en vends pas. J’ai l’impression que rien ne va changer.»
Certains s’attribuent des notes de préparation plus que modestes, en admettant franchement leur ignorance. Parmi ces derniers, un conseiller qui s’accorde 0 avoue: «Je n’en ai pas entendu parler du tout. Je ne savais pas qu’il y avait des nouvelles règles.» Se donnant aussi 0, un autre conseiller tranche : «Ça ne changera rien dans ma vie. Je ne savais même pas qu’il y avait de nouvelles règles. C’est le dernier de mes soucis. Quand ça va arriver, on s’adaptera.»
Parmi ceux qui s’attribuent les notes les plus faibles du secteur du plein exercice, bon nombre semblaient manquer de formation, mais sont probablement plus au courant à l’heure actuelle. L’un d’eux s’exprime:«On va avoir de la formation dans les prochaines semaines, mais pour l’instant j’ignore les finalités de ces règles.»Par contre, même dans ce secteur, tout en s’attribuant une note de 10, plusieurs donnent des réponses du type:«Ça ne change rien pour moi, j’ai fait ça toute ma vie.»
Prêt, pas prêt…
Qu’on se croie préparé ou non, deux réponses reviennent avec insistance:«Rien ne va changer»et «Je travaille toujours en ne pensant qu’à l’intérêt du client». Ce dernier commentaire est incontestable:«La grande majorité des conseillers mettent en premier l’intérêt de leurs clients», reconnaît Johanne Blanchard, vice-présidente et conseillère juridique chez IG Gestion de patrimoine et membre du conseil des gouverneurs du Conseil des fonds d’investissement du Québec (CFIQ).
Quant au premier commentaire selon lequel rien ne va changer, ce n’est pas certain. La primauté accordée à l’intérêt du client ne fait pas de doute, admet aussi l’avocate Élise Renaud, associée, groupe de gestion des placements, chez Fasken. «Mais que vont-ils répondre si on leur demande s’ils font des référencements de clients ou s’ils affichent un titre de vice-président ?»Car la réforme met ces deux pratiques sur la sellette.
Le terme «divulgation»revient souvent dans le sondage. On s’est assuré de faire toutes les divulgations nécessaires aux clients, et on juge que cela règle les problèmes de conflits d’intérêts, comme en fait foi ce conseiller qui s’attribue une note de 10:«Je n’ai pas de conflits d’intérêts, je n’en ai jamais eu. J’ai un avis de divulgation dans tous mes dossiers.»
Divulgation 2.0
Le standard de la divulgation ne suffit plus. «Avant, on ne se posait pas trop de questions, note Élise Renaud. Une fois les conflits divulgués, on avait fait notre travail. À présent, on va exiger de montrer que ces conflits sont gérés et contrôlés. Il se peut que des situations de conflit [qu’on tolérait] ne soient plus soutenables.»
Ainsi, des contrats transparents devront être mis en place, les commissions dévoilées, le client devra être avisé qu’il fait partie d’un référencement. Les titres de «vice-président», qu’on voit surtout chez les conseillers en placement des courtiers de plein exercice et avec lesquels «on essaie de donner une fausse impression de crédibilité», signale Élise Renaud, devront être abolis s’ils n’ont pas une portée légale réelle d’engagement au nom de la firme. Un représentant ne pourra pas porter un tel titre simplement parce qu’il a atteint certains volumes de vente.
Firmes visées d’abord
Plusieurs dispositions de la réforme visent avant tout les firmes. Au premier chef, les produits exclusifs seront plus strictement encadrés. «La firme devra démontrer à l’Autorité des marchés financiers que ses produits sont aussi bons que les produits concurrents équivalents», dit l’avocate. Sinon, ils devront être revus ou abandonnés.
Les frais d’acquisition reportés seront bannis pour juin 2022. «Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) en sont venues à les considérer comme des conflits d’intérêts ingérables», dit l’avocate. Les traitements salariaux par lesquels on tente de masquer des commissions et des frais de gestion devront être ventilés et normalisés. «Je comprends que cette réforme touche plus sévèrement les membres des grands groupes financiers, où existe un plus grand potentiel de conflits d’intérêts», ajoute-t-elle.
En somme, résume Élise Renaud, «on force les firmes à déterminer les zones de conflits importants, en leur demandant de les éviter. Et si elles ne peuvent les éviter, de mettre en place des mécanismes de contrôle.»
Un terrain fertile de conflits d’intérêts concerne les firmes de courtage en valeurs mobilières qui peuvent «pousser» auprès de leurs clients des titres dont elles sont preneuses fermes. Ce secteur relève de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), qui est en voie d’amender ses règles pour les aligner sur la réforme axée sur les clients. Par exemple, indique Élise Renaud, un gestionnaire à mandat discrétionnaire «sera régi par les nouvelles règles de l’OCRCVM».
Travail de formation à faire
Les sondages de Finance et Investissement montrent qu’il restait, au début de 2021, à faire un grand travail de communication et de formation. Les moyennes de «préparation»que manifestent les réponses des participants laissent croire que certaines firmes ont fait un meilleur travail que d’autres.
Cependant, ces notes révèlent probablement davantage une prétention d’être prêt qu’une préparation authentique. En fait, une note plus faible est peut-être plus rassurante. On peut supposer qu’au moment des sondages, le niveau de préparation des services de conformité n’était sans doute pas encore aussi avancé qu’il l’est aujourd’hui.
«Quand les réformes seront en vigueur, il y aura vraiment un travail de formation à faire, fait ressortir Johanne Blanchard. Il y a un grand fossé entre ce qu’on voit d’une part en tant que juriste et responsable de la conformité, et d’autre part le travail de communication qui doit être encore fait sur le terrain.»
Ce travail tardera-t-il à se faire ? Johanne Blanchard ne le croit pas et juge qu’il avancera rondement. «Je constate auprès de nos membres que les gens sont prêts, discutent, mettent à jour leurs documents et pratiques. Un énorme travail a déjà été fait pour mettre en place ces réformes.» Il ne reste plus qu’à en informer les troupes et à les former.