Applaudissements et craintes. Ce sont les réactions d’acteurs du Québec à la suite de l’annonce, en août, du projet des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) de créer un nouvel organisme d’autoréglementation (OAR) qui regroupera les fonctions de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM) et de l’Association canadienne des courtiers de fonds mutuels (ACFM). Alors que les ACVM n’ont pas encore établi d’échéancier pour mener ce projet, bon nombre anticipent un long chantier dont les conséquences pour le Québec et ses acteurs restent incertaines.
Le projet se déclinera en deux phases, selon l’énoncé de position des ACVM. Dans la première, on fusionnera les deux OAR canadiens et on combinera leurs fonds de protection des investisseurs respectifs. Dans la deuxième, les ACVM incluraient d’autres catégories d’inscription, comme les gestionnaires de portefeuille (GP), les courtiers sur le marché dispensé et les courtiers en plans de bourses d’études, qui sont actuellement supervisés par les organismes de réglementation provinciaux dans le reste du Canada.
Le conseil d’administration du nouvel OAR aura une majorité d’administrateurs indépendants, y compris son président. Plusieurs administrateurs devront posséder de l’expérience sur des questions touchant l’intérêt des investisseurs. Un groupe consultatif portant sur les intérêts des investisseurs sera créé et financé. Le comité consultatif sur les politiques de réglementation devra aussi être composé de représentants des investisseurs et du public.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) reconnaîtra le nouvel OAR, mais les représentants assujettis au cadre de la Chambre de la sécurité financière (CSF) n’auraient pas à répondre à deux syndics. Le rôle de la CSF reste inchangé, assure Éric Jacob, surintendant de l’assistance aux clientèles et de l’encadrement de la distribution de l’AMF: «La CSF va continuer de jouer son rôle, avec son code de déontologie qui va s’appliquer au Québec. La reconnaissance de l’OAR fait que certaines activités exercées par l’Autorité seraient transférées à ce nouvel OAR, un peu comme avec l’OCRCVM. »
Les ACVM recommandent que l’OAR ait une forte présence au Québec pour offrir une expertise en français, une importante représentation au sein de son conseil d’administration et dans son processus décisionnel. À l’instar de l’entente de reconnaissance de l’OCRCVM par l’AMF, le régulateur québécois veillera à ce que la réalité québécoise y soit bien reflétée, notamment en approuvant les budgets distincts pour la section du Québec et en permettant à ses courtiers membres d’exprimer leurs perspectives, assure Éric Jacob.
Or, certains éléments restent indéterminés, dont la structure de coûts du nouvel OAR. On ignore si le Fonds d’indemnisation des services financiers (FISF) au Québec sera étendu à tous les courtiers, même si Éric Jacob confirme que la couverture actuelle est maintenue. Le FISF protège les investisseurs contre une manœuvre dolosive commise par certaines catégories de représentants, ce qui diffère de la couverture contre l’insolvabilité prévue par les fonds de protection de l’OCRCVM et de l’ACFM.
On ne sait pas si les représentants pourront, à des fins fiscales, partager leurs commissions avec une société par actions qu’ils détiennent. Rappelons que ce partage est permis pour les membres de l’ACFM dans plusieurs provinces, mais ne l’est pas pour les conseillers membres de l’OCRCVM. On ignore également de quoi sera fait le corpus réglementaire, ce qui rend difficile pour les courtiers d’estimer les différents coûts d’arrimage de leurs activités avec celui-ci.
Même si certains acteurs préfèrent réserver leur avis sur le projet pour la consultation menée par les ACVM jusqu’au 4 octobre, les premiers à s’exprimer le font de manière polarisée.
Parmi ceux qui sont favorables à l’initiative, on compte notamment l’ACFM, l’OCRCVM, l’Institut des fonds d’investissement du Canada et l’Association canadienne du commerce des valeurs mobilières. Cette dernière prévoit que la fusion permettrait à plus d’investisseurs d’avoir accès aux conseils financiers, devrait simplifier les processus administratifs et diminuer les coûts opérationnels des firmes de courtage.
Robert Frances, président du Groupe financier PEAK, applaudit le courage des ACVM : « Actuellement, au Québec, les activités en épargne collective sont réglementées par trois régulateurs (OCRCVM, AMF et CSF). Par ailleurs, certaines firmes de courtage québécoises offrant des services à l’extérieur du Québec sont également régies par l’ACFM. Pour les investisseurs du Québec, cette multiplication de régulateurs sème la confusion à savoir quel est l’organisme qui réglemente les activités reliées à leurs investissements et quelle est la protection à laquelle ils ont droit. La création d’un seul organisme de réglementation facilitera la compréhension de la structure réglementaire et rehaussera la confiance des investisseurs québécois dans le cadre réglementaire. »
Favorable à la création du nouvel OAR, Paul Balthazard, ancien président du conseil de la section du Québec de l’OCRCVM et vice-président et directeur régional, Québec, de RBC Dominion Valeurs mobilières, partage cet avis quant au risque de confusion chez les clients. Il aime le modèle des OAR plus enclins à coller aux réalités de l’industrie et, ainsi, susceptibles de mieux fonctionner « qu’un organisme gouvernemental qui a, par définition, moins d’agilité et de rapidité et [dont le personnel] provient plus ou moins de l’industrie ».
Plus de pouvoirs à l’AMF
Carmen Crépin, retraitée et ancienne vice-présidente pour le Québec de l’OCRCVM, salue la proposition, tout en soulignant que les fondations de cet OAR doivent reposer sur l’expertise et l’expérience des OAR actuels, comme l’OCRCVM. En effet, l’énoncé de position des ACVM met beaucoup l’accent sur l’amélioration de la gouvernance, mais ces changements ne doivent pas se faire au prix d’une dégradation de l’expertise au sein des structures de gouvernance.
« On a l’air d’oublier ce qui fait la force des organisations: leur souplesse, leur agilité et leur expertise. Ne la perdons pas à tous les niveaux du nouvel OAR », indique-t-elle.
Selon Carmen Crépin, l’expertise et l’indépendance sont deux éléments à équilibrer pour que les décisions, les interventions et les cibles réglementaires choisies soient les bonnes : « Et ça, ce sont les gens de l’industrie qui le savent. Ce n’est pas parce que des gens de l’industrie sont au conseil d’administration [d’un régulateur] qu’ils sont nécessairement en conflit d’intérêts sur le plan de leur opinion. Les conflits d’intérêts se gèrent. »
Le projet des ACVM va dans le bon sens, d’après Richard Boivin, sous-ministre adjoint au ministère des Finances du Québec jusqu’en décembre 2018. Il entrevoit un chantier d’une durée minimale de trois ans, notamment en raison des approbations ministérielles nécessaires.
La création du nouvel OAR conférera davantage de pouvoirs aux ACVM, fait valoir Richard Boivin. En effet, l’OAR sera assujetti aux ACVM, alors que les règlements de l’AMF doivent être approuvés par le ministre des Finances du Québec. Il y aura ainsi un transfert de pouvoirs du ministère vers les ACVM.
Certains qui jugent essentielle la supervision ministérielle verraient d’un mauvais oeil cette situation, mais il y a un côté positif, selon Richard Boivin: «La capacité de l’organisme d’adopter rapidement des règles et de les soumettre rapidement à des organismes qui ne sont pas pris dans un carcan gouvernemental complexe. »
Doutes et déceptions
Maxime Gauthier, directeur général et chef de la conformité de Mérici Services Financiers, serait surpris que les frais d’adhésion au nouvel OAR pour son courtier et que les coûts indirects de l’adaptation à son corpus réglementaire soient neutres pour son entreprise… « contrairement aux grandes firmes qui sont sur les deux plateformes [celle de l’OCRCVM et celle de l’ACFM], qui vont sûrement avoir des économies d’échelle ».
François Bruneau, vice-président, administration, de Groupe Cloutier Investissements, abonde dans le même sens. « Les courtiers indépendants qui étaient uniquement membres de l’ACFM devront donc mettre énormément d’efforts pour s’adapter à de nouvelles règles, mettre à jour leurs systèmes et leurs procédures, et former leur personnel et leurs représentants, poursuit-il. Au final, les indépendants sont ceux qui risquent d’avoir à investir le plus de temps et d’argent dans l’adaptation au nouvel OAR, alors qu’ils sont aussi ceux qui ont déjà été très touchés par d’autres changements survenus dans les dernières années comme l’élimination des commissions au moment de la souscription, par exemple. »
Au 31 mai 2021, 71 courtiers en épargne collective et 22076 représentants en épargne collective étaient inscrits auprès de l’AMF. Sur ces 71 sociétés, 20 exerçaient au Québec seulement et 748 représentants agissaient pour leur compte. Les 51 autres sociétés étaient membres de l’ACFM et comptaient 21329 représentants. L’AMF est l’autorité principale de 31 de ces 71 sociétés.
François Bruneau craint également que les règles du nouvel OAR soient inadaptées aux courtiers multidisciplinaires. Par exemple, selon lui, l’ACFM souhaite qu’un courtier en épargne collective force ses conseillers à utiliser une adresse courriel qu’il leur fournirait. Ça crée un malaise, car un conseiller lié à son courtier pour l’épargne collective pourrait y acheminer ses affaires en assurance de personnes ou en courtage hypothécaire avec un cabinet qui n’est pas le sien.
« On aurait sur nos serveurs de l’information confidentielle qu’on n’a pas nécessairement le droit de détenir et qu’il faudrait protéger », dit-il.
Maxime Gauthier déplore qu’il y ait beaucoup plus de possibilités que le siège social de l’organisme soit à Toronto : « On veut créer un OAR qui va être loin des centres d’influence du Québec.»
Maxime Gauthier croit d’ailleurs que l’arrivée du nouvel OAR amplifiera le discours de ceux qui souhaitent la mise au rancart de la CSF, car celle-ci encadre bon nombre de représentants, mais pas leurs courtiers, qui sont supervisés par l’AMF. Il redoute l’encerclement de la CSF, l’effritement de son influence et de ses pouvoirs relatifs. À terme, il craint qu’on veuille éventuellement faire passer l’encadrement de la discipline et de la formation continue des représentants en épargne collective du Québec sous la responsabilité du nouvel OAR.
« J’ai une pensée pour Bernard Landry [ancien premier ministre du Québec et ancien ministre des Finances du Québec], le père de la CSF et de l’idée qu’une entité chapeaute tous les professionnels parce que les représentants ont souvent plus d’un permis. En plus de voir sa vision se faire démanteler par petits morceaux au fil des années, ça va se centraliser à Toronto. Il doit se retourner dans sa tombe », affirme Maxime Gauthier.
Invitée à commenter, la CSF répond qu’elle « constate positivement que les ACVM continuent de miser sur l’autoréglementation pour voir à l’encadrement du secteur financier et que le rôle, les fonctions et les pouvoirs de la CSF seront maintenus ».
L’Association des gestionnaires de portefeuille du Canada (AGPC) se dit heureuse que les ACVM se penchent sur la gouvernance et la surveillance du nouvel OAR. L’AGPC s’oppose toutefois à l’intégration des GP dans le nouvel OAR, jugeant que l’intérêt du public est mieux défendu lorsque les GP sont directement soumis aux réglementations des ACVM.