Le rapport, déposé en mars 2013, s’intitule «Le Canada progresse-t-il dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes ? Pas vraiment».
Le comité sénatorial des banques et du commerce y brosse un portrait peu flatteur de l’effort qui mobilise d’importantes ressources de tous les secteurs de l’industrie financière.
Les sénateurs estiment d’entrée de jeu «qu’il y a une absence de preuves claires et probantes démontrant que le régime canadien contribue à la détection et à la prévention du blanchiment d’argent et du financement d’activités terroristes, aux enquêtes menées par les organismes d’application de la loi et au succès d’un nombre satisfaisant de poursuites contre les criminels», peut-on lire dans le rapport.
«Nous accueillons le rapport de façon positive», remarque Sylvain Perreault, chef de la conformité du Mouvement Desjardins. Seulement pour le réseau coopératif, une trentaine de personnes se consacrent à temps plein uniquement à l’analyse des transactions financières, comme l’exige la loi.
Appliquée depuis l’an 2000, la loi exige que les institutions et les cabinets de services financiers partout au pays colligent davantage de renseignements sur les transactions financières.
Si «le diable est dans les détails», la lutte au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme donne un aperçu de l’enfer. C’est du moins ainsi que les obligations de déclarer les transactions financières au Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) sont perçues par l’industrie financière.
Procédures lourdes
Toute transaction dépassant le seuil de 10 000 $ doit faire l’objet d’une évaluation quant à son caractère douteux, soit «une opération à l’égard de laquelle il y a des motifs raisonnables de soupçonner qu’elle est liée à une infraction de blanchiment d’argent ou de financement d’activités terroristes», tel que prescrit par la loi.
«Il y a plusieurs obligations pour les grandes institutions financières, comme la classification des clients selon des mesures de risque, le suivi des étrangers politiquement vulnérables, etc.», relève Sylvain Perreault.
Le Mouvement Desjardins enregistrant quelque 100 millions de transactions chaque mois, la somme de travail est énorme.
L’anecdote suivante, rapportée par le responsable de la lutte au blanchiment d’argent de la Banque CIBC, Stephen Harvey, lève un coin du voile sur les problématiques causées par les exigences fédérales.
Au comptoir d’une succursale bancaire, un client veut déposer 12 000 $ en espèces. Il faut alors demander à ce client plusieurs renseignements.
«De nombreux clients détestent cela, expliquait Stephen Harvey aux sénateurs, l’an dernier. Ils ont l’impression que nous violons leurs droits, ils nous demandent « Quelle est la limite, 10 000 $ ? Très bien, rendez-moi 2 500 $. Cela fait 9 500 $, et vous n’avez pas à le signaler »».
Cela constitue pourtant une activité douteuse, et il faut la déclarer.
«Un client qui fait des transactions inhabituelles – deux ou trois dépôts mensuels de plus par rapport à son habitude – doit être considéré comme un suspect potentiel», renchérit Michel Marcoux, président d’Avantages Services financiers, à Montréal.
«Cela impose un train de procédures extrêmement lourdes, qui coûtent très cher, et dont on n’est pas certain qu’elles servent vraiment à quelque chose», poursuit Michel Marcoux, qui déplore que les conseillers et les courtiers doivent considérer leurs clients comme des criminels potentiels.
«Cela brise le lien de confiance», dit-il.
Boulet réglementaire
Sans compter que pour un petit courtier en épargne collective ou en valeurs mobilières, à qui échoit la responsabilité de détecter les opérations douteuses, le fardeau peut devenir rapidement insurmontable.
Pour effectuer 38 déclarations d’opération douteuse au CANAFE, la Centrale des caisses de crédit du Canada estime qu’il lui a fallu consacrer 82 heures en 2011. Avec les 126 millions de déclarations reçues par le CANAFE depuis une décennie, l’effort est considérable.
«Nous ne sommes pas vraiment outillés pour détecter le blanchiment d’argent», déplore Michel Marcoux, qui explique que la lutte au blanchiment d’argent est l’une des raisons qui l’ont poussé à abandonner ses activités de courtier en épargne collective.
Avantages Services financiers est maintenant rattachée au courtier de Sherbrooke Mérici Services financiers, et Michel Marcoux est désormais simple représentant de courtier.
Le grand défi du CANAFE, c’est la somme incroyable des déclarations qui lui sont soumises. Selon les évaluations faites lors de la révision quinquennale par la firme KPMG, le coût annuel total pour une grande institution financière peut facilement atteindre 100 M$.
Une estimation qui semble juste à Sylvain Perrault.
«Nous avons investi des sommes importantes pour automatiser le suivi des transactions», poursuit le patron de la conformité.
«Chez Citigroup, on parle de 800 personnes. Pour les grandes institutions financières qui ont des activités à l’international, cette réglementation est lourde et s’ajoute à celles qu’il faut suivre déjà.»
À titre d’exemple, il cite un rapport de l’Association canadienne du commerce des valeurs mobilières (ACCVM) selon lequel, avant 2008, les courtiers canadiens devaient satisfaire 28 exigences réglementaires. «Aujourd’hui, on parle plutôt de 80 mesures.»
L’application de la loi coûterait au Trésor fédéral environ 63 M$ annuellement, selon les évaluations du Comité sénatorial permanent des banques et du commerce. Ajoutons les coûts assumés par chaque institution, et les sommes en jeu deviennent astronomiques.
Dans la vingtaine de recommandations qu’il présente, le Sénat propose de modifier la loi de façon à améliorer trois aspects de la lutte au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme.
Il faut une structure qui accroît le rendement des poursuites, des moyens de garantir que les informations colligées sont pertinentes, et que l’échange d’information est amélioré.
«Pour mobiliser les troupes, c’est important de savoir que ce que nous faisons est utile», conclut Sylvain Perrault.