Q: Le marché boursier est dominé par des inquiétudes sur le déclin brutal des cours pétroliers. Ces cours se rétabliront-ils bientôt?
Jason Gibbs : Nous avons assisté à un changement fondamental au sein du marché du pétrole. Pendant de nombreuses années, le pétrole s’est négocié entre 80 $US et 100 $US le baril. Le 27 novembre, l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) a confirmé qu’elle ne réduirait pas sa production de pétrole. Par conséquent, les réserves excédentaires pourraient prendre du temps à s’écouler. On continue d’observer une croissance de la production. Il est difficile de prédire ce qui va se passer à court terme. Très peu nombreux sont ceux qui auraient pu prédire il y a six mois que le pétrole allait chuter au-dessous de 50 $US le baril en janvier. Il sera nécessaire pour des pays comme l’Arabie Saoudite ou d’autres nations de l’OPEP d’avoir un prix de 65 $US le baril pour dégager un excédent budgétaire et rentabiliser les sables bitumineux canadiens.
Peter Frost : La politique monétaire américaine, avec ses programmes d’assouplissement quantitatif, a représenté un facteur important dans l’établissement du prix des obligations, des actions et du pétrole. Le prix de référence du pétrole brut West Texas Intermediate (WTI) a réagi positivement à l’introduction de programmes d’assouplissement quantitatif par la Réserve fédérale américaine. Le troisième programme d’assouplissement quantitatif de la Fed a été réduit en 2014. Il s’est achevé en octobre dernier et à partir de ce moment-là, le prix du WTI a plongé. Le dernier coup de grâce pour le prix du pétrole a été lorsque l’OPEP a décidé de ne pas soutenir le prix en novembre. Pour moi, le facteur déterminant sera la politique de la Fed. La Fed augmentera-t-elle son taux de fonds fédéraux la première moitié de cette année?
Michèle Robitaille: Il s’agit d’un changement fondamental pour le marché mondial du pétrole, du fait que l’OPEP est considérée depuis de nombreuses années comme le mécanisme de rééquilibrage établissant la base du prix de la marchandise. L’OPEP a indiqué clairement qu’elle laisserait les forces du marché gérer la question des réserves excédentaires, à savoir le prix. C’est un moyen bien plus compliqué de rééquilibrer le marché.
Il n’y a pas eu de changement fondamental dans la courbe du prix du pétrole. Par contre, le gaz naturel en Amérique du Nord a connu un changement structurel dans sa courbe de prix avec le démarrage du gisement de gaz de schiste Marcellus et la baisse des coûts de forage. Pour incorporer des coûts économiques d’extraction du pétrole et en dégager un rendement de plus de 10 %, il faut probablement un prix du baril entre 75 $US et 90 $US. La tendance du pétrole devrait être de remonter à ce niveau-là.
Q : Quelles sont les perspectives pour les taux d’intérêt? La Fed continuera-t-elle à relever ses taux de fonds fédéraux à court terme en 2015, comme on s’y attend généralement?
PF : D’après moi, la Fed ne le fera pas. Lorsque les deux précédents programmes d’assouplissement quantitatif de la Fed ont pris fin, nous avons commencé à assister à un affaiblissement de l’économie américaine, qui s’est étendu de trois à six mois après la fin du programme. Mais la Fed pourrait nous surprendre et commencer à relever les taux. Cela entraînerait un aplanissement considérable de la courbe des rendements et augmenterait les taux d’intérêt à court terme. Le secteur des services financiers en pâtirait, lui qui se comporte bien lorsque la tendance de la courbe des rendements est à la hausse.
Par ailleurs, les obligations nous indiquent que nous traversons une conjoncture déflationniste dans les principales régions du monde. Toutes choses considérées, la Fed pourrait retarder l’augmentation de ses taux d’intérêt.
JG : Oui. C’est une des surprises qui pourraient toucher les marchés financiers cette année.
MR : Je ne suis plus aussi certaine que la Fed n’augmentera pas ses taux d’intérêt. Les États-Unis sont un des foyers positifs de l’économie mondiale. Un des grands moteurs de l’économie américaine est le consommateur américain. Les choses vont bien pour le consommateur américain, avec la baisse du prix du pétrole et l’amélioration des données sur l’emploi. On pourrait voir une certaine vigueur de l’économie américaine qui inciterait la Fed à relever les taux des fonds fédéraux au-dessus de zéro. Elle pourrait vouloir aller jusqu’à 50 points de base; 100 points de base serait trop agressif.
Q : Quel a été l’impact économique de la baisse du prix du pétrole sur les États-Unis et le Canada?
PF : On peut s’attendre à de nombreuses suppressions d’emplois dans le secteur pétrolier aux États-Unis. Certains salaires étant très élevés, il est difficile de les recaser dans d’autres secteurs.
MR : Beaucoup d’investissements lourds ont été reportés sur le secteur de l’énergie. La force de l’économie américaine a donc une morale ambiguë, et elle ne se solde pas par un avantage clair pour le consommateur américain.
PF : L’énergie est un secteur plus important au Canada et il y aura d’autres répercussions. Outre l’impact négatif sur le secteur énergétique canadien, il pourrait y avoir des réductions au niveau du facteur de charge des compagnies aériennes, qui transportent les travailleurs du reste du Canada vers les champs pétrolifères. Cela pourrait aussi affecter la croissance des capacités des transports ferroviaires qui acheminent le pétrole brut.
MR : Du point de vue canadien, la situation est plus uniformément négative. L’Ouest a été le moteur de la croissance du Canada au cours des deux dernières années. Outre les sociétés aériennes et ferroviaires, cela pourrait aussi affecter les banques canadiennes.
Q : Quelle a été la réaction des producteurs d’énergie à l’effondrement des cours pétroliers?
PF : La grande priorité de ces sociétés est de préserver leurs bilans. Les sociétés continuent de s’engager à verser des dividendes. Devront-elles réduire leurs dividendes si la faiblesse des cours pétroliers persiste? C’est certain. Une fois que le prix du pétrole remontera, elles s’emploieront à restituer le capital aux actionnaires.
JG : Il semble que plusieurs sociétés réduiront leurs dépenses en capital. Quelques 15 ou 16 sociétés ont réduit leurs dividendes.
MR : Par exemple, Baytex Energy BTE l’a fait. Trilogy Energy TET a supprimé les siens. Le rythme de la chute des cours pétroliers a pris de nombreuses sociétés par surprise. Certaines ont réagi rapidement en réduisant leurs dividendes et semblent avoir fait preuve de prudence.
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Q : Qu’en est-il des sociétés d’infrastructure énergétique?
PF : Elles ont bien résisté. Les sociétés d’oléoducs ont été considérées pendant de nombreuses années comme des substituts d’obligations par les investisseurs en quête de revenus. Ensuite, les cours pétroliers ont chuté et, tout d’un coup, elles sont devenues des sociétés énergétiques aux yeux des investisseurs.
JG : Certaines des sociétés d’oléoducs sont plus exposées aux marchandises que d’autres, comme Gibson Energy GEI. Des sociétés comme TransCanada TRP, Enbridge ENB, Pembina Pipeline PPL et Inter Pipeline IPL n’auront pas de problème au cours des deux à trois prochaines années. Leurs projets sont de longue haleine et beaucoup d’entre eux sont verrouillés. De plus, les producteurs énergétiques veulent accéder à toute l’Amérique du Nord. C’est important pour la santé à long terme d’une entreprise et cela ne changera pas. Pour l’avenir, disons trois ans ou plus, il faut s’interroger sur le profil de rendement de ces sociétés d’oléoducs. Il pourrait ne pas être aussi solide que par le passé, car leurs clients ont subi une baisse d’environ 50 % de leurs revenus.
PF : J’investis dans une grande société américaine d’oléoducs, Kinder Morgan KMI, qui a plutôt bien tenu le coup. La société a déclaré qu’elle cherchait à faire des acquisitions et certaines des sociétés canadiennes pourraient être ciblées.
MR : Oui, particulièrement avec la façon dont le dollar canadien se comporte par rapport au dollar américain. Beaucoup de ces sociétés canadiennes comme Pembina et Keyera KEY ont des actifs difficiles à remplacer. La croissance de la demande pour les actifs d’infrastructure se poursuivra mais les échéances de ces projets seront vraisemblablement retardées. Du fait des grosses pressions exercées sur les producteurs énergétiques, un certain nombre d’actifs intermédiaires font leur entrée sur le marché. Ces sociétés intermédiaires qui sont bien positionnées et possèdent des bilans solides auront l’occasion de faire des acquisitions. Ce fut le cas avec les récentes acquisitions de Keyera.
JG : Un changement notable intervenu depuis notre dernière table ronde sur les actions de revenu à la fin de 2013 est celui des blocages politiques et règlementaires auxquels sont soumises les sociétés d’oléoducs. Les projets d’oléoducs Keystone XL, Energy East et Northern Gateway relèvent tous de questions politiques brûlantes.
MR : Cela prend plus de temps et coûte plus d’argent.