La communauté noire fait face à des barrières systémiques dans l’industrie financière québécoise. Des conseillers québécois appellent le secteur à prendre conscience de ces obstacles et à se mettre à l’action pour les lever.
La mort de l’américain George Floyd a mis en lumière le racisme systémique existant aux États-Unis, mais aussi dans d’autres pays.
L’industrie financière québécoise n’est pas exempte de discriminations. C’est le constat que font plusieurs conseillers et acteurs de l’industrie qui, tout en refusant de se plaindre, disent observer les mêmes barrières, les mêmes regards soupçonneux, des paroles blessantes, mais aussi des refus d’embauche et des difficultés à faire progresser sa carrière.
Des obstacles depuis longtemps
« L’industrie financière québécoise et canadienne souffre des mêmes problèmes systémiques que d’autres industries, affirme Ruben Antoine, gestionnaire de portefeuille chez Tulett, Matthews & Associés, où il gère 70 millions de dollars d’actifs. Et ces problèmes sont accentués parce que c’est un secteur traditionnel. »
Dans les années 1990, des barrières systémiques existaient. « En début de carrière, quand j’arrivais chez des clients, cela dérangeait, car je n’étais pas le portrait type de ce à quoi ils s’attendaient », ajoute Gregory Chrispin, qui compte un parcours de 35 années dans l’industrie l’ayant conduit à occuper des postes de dirigeant, notamment chez State Street Global Advisors et au Mouvement Desjardins.
Ces obstacles n’ont pas disparu dans les années 2000. En début de carrière, il y a 15 ans, Ruben Antoine a senti « les hésitations de certaines personnes » durant des entrevues d’embauche.
« J’ai tout de suite compris que je devrais travailler très très fort et développer une expertise afin que mes compétences précèdent la couleur de ma peau », explique-t-il.
Après une formation à HEC Montréal et l’obtention de son titre de comptable agréé, il est parti travailler à l’étranger, notamment pour un fonds d’investissement à Londres, ce qui lui a ouvert des portes une fois de retour au Québec. « Aujourd’hui, avec mon expérience, je sens que mon parcours a préséance sur mes origines. »
À présent, la situation évolue vers davantage de diversité. « On est dans une meilleure situation qu’il y a vingt ans », souligne Ruben Antoine.
« Je lève mon chapeau à tous les organismes qui reconnaissent l’existence du racisme et de la discrimination, qui établissent que les personnes noires ont leur place comme les autres dans les entreprises et à des postes stratégiques », ajoute Guerlane Noël, directrice, Planification fiscale et successorale, à Placements Mackenzie.
Mais il y a encore beaucoup à faire.
Loin d’être parfait aujourd’hui
En 2020, des barrières systémiques persistent. « Dans l’industrie financière québécoise, le milieu compte finalement peu de diversité, constate Gregory Chrispin. Pourtant, il y a de nombreux étudiants issus des communautés culturelles. Où sont-ils ? On les voit peu dans le milieu professionnel. Leur fait-on une place ? »
« Il est plus difficile de trouver un emploi pour les membres de la communauté noire, constate Guerlane Noël. Dans mon réseau, je vois la difficulté que les personnes noires ont à trouver un poste qui correspond à leurs compétences. Nous avons l’impression de toujours devoir redoubler d’efforts. Ce n’est pas une légende urbaine. »
Un finissant d’université de la communauté noire, avec la même formation qu’un autre, a davantage de difficultés à trouver un emploi, observe Guerlane Noël. « Du moment qu’on a les compétences requises, on ne devrait pas être désavantagé par notre couleur de peau. »
« J’ai vu des diplômés de maîtrise demeurer commis comptables, acquiesce Gregory Chrispin. J’ai regardé leur dossier : ils n’étaient pas à un poste qui corresponde à leur parcours. »
Les processus d’embauche ne sont pas équitables, croit-il. « Si on regarde des CV identiques avec des noms différents, les réponses ne sont pas les mêmes pour un Tremblay et pour un Mamadou », constate Gregory Chrispin.
Ces acteurs de l’industrie ne croient pas que cette discrimination soit intentionnelle dans la plupart des cas. « L’être humain a tendance à préférer ce qu’il connaît et donc à se tourner vers des candidats qui lui ressemblent plus », résume Guerlane Noël.
Ces situations sont préjudiciables aux individus, mais aussi à l’industrie toute entière. « On n’exploite pas le plein potentiel de ces personnes, souligne Gregory Chrispin. Il y a des gens surqualifiés, en finance comme dans toutes sortes de domaines, qui ne peuvent pas faire bénéficier la société de leur expertise. »
Attitudes et propos déplacés
Il arrive aussi que cette discrimination soit directement exprimée, sans forcément utiliser des paroles. « Quand une personne noire est dans une conférence de 200 personnes, le regard suffit, explique Gregory Chrispin. On le sent. On le sait. Ces regards demandent : pourquoi est-il ici, par où est-il venu ? Il y a ce regard qui semble dire : « quelqu’un devait satisfaire une statistique et on t’a mis là »… C’est une réalité. »
Et il arrive aussi que les mots soient mis sur cette distinction. « On me dit très souvent « ah, vous parlez bien français, quand même »… », relate Guerlane Noël, dont la langue maternelle et celle de ses parents est le français, ce qui la place naturellement dans la majorité linguistique québécoise.
« C’est souvent dit comme un beau compliment. Cela ne me froisse pas, mais je connais des personnes qui prendraient cela très mal. Et surtout, cela entretient une distance entre nous et les non-noirs. »
Ce genre de remarque n’est pas isolé. « Alors qu’on me questionnait sur mon parcours et ma famille et que je répondais avoir trois frères (qui sont dans l’industrie), mon interlocuteur m’a répondu : « et il n’y en a aucun en prison ? », avant de me donner une tape sur l’épaule en ajoutant que c’était une farce », relate Gregory Chrispin.
Gregory Chrispin comme Guerlane Noël refusent d’y voir autre chose que de la maladresse. « C’est un exemple d’une personne non informée, dit-il. Mais combien de gens ont ces préjugés-là ? »
« Mon côté positif veut croire que ce n’est pas intentionnel », ajoute Guerlane Noël.
Silence radio
Au sein de l’industrie financière québécoise, les barrières systémiques opposées à la communauté noire sont rarement abordées, observe Ruben Antoine. « C’est un sujet tabou, qui peut créer des malaises, regrette-t-il. Pourtant, c’est important qu’on en parle. »
La situation n’est pas la même au Québec et aux États-Unis, souligne Guerlane Noël. « Mais dire qu’il n’y a pas de problème de racisme ici, c’est ne pas être conscient de cette question, affirme-t-elle. Il faut accepter d’entendre ceux qui l’ont vécu ou qui le vivent aujourd’hui. Cette prise de conscience est nécessaire afin de pouvoir ensuite apporter des améliorations, et enfin pouvoir dire que cela fait partie du passé. »
Mais comment sortir du déni quand la communauté noire demeure rarement représentée en haut lieu et dans les médias ?
Dans les conseils d’administration de l’industrie financière comme chez les autorités de réglementation, la communauté noire est quasiment absente, regrette Yacob Nour, conseiller en gestion de patrimoine à Assante.
« Un Macky Tall [chef des Actifs réels et des Placements privés à la Caisse de dépôt et placement du Québec] est inspirant, observe-t-il. Si davantage de professionnels étaient visibles, cela inciterait encore davantage les communautés à se lancer dans l’industrie. »
Or, si les barrières systémiques doivent être levées, c’est non seulement pour assurer l’équité entre individus, mais aussi parce que la société et l’industrie ont tout à y gagner.
« On ne doit pas voir cela comme une mode, mais comme une priorité stratégique : la diversité permet aussi de développer la créativité, d’avoir davantage de façons de résoudre les problèmes, martèle Ruben Antoine. C’est un plus pour les organisations. »
« Entendre ce cri »
Comment éliminer les préjugés quand ils sont parfois inconscients ? « Il faut d’abord les reconnaître », croit Ruben Antoine.
« Actuellement, un cri s’élève pour exprimer ce besoin de participer de façon beaucoup plus affirmée, constate Gregory Chrispin. Il faut pouvoir entendre ce cri qui dit : « oui, il y a des barrières systémiques ». »
Pour l’entendre, l’industrie financière doit être prête à écouter ce que les communautés ont à dire, souligne Gregory Chrispin. Il n’est pas si compliqué de les trouver : il existe des regroupements de personnes de la communauté noire ou travaillant pour le développement de celle-ci, comme la Jeune chambre de commerce haïtienne de Montréal ou l’incubateur du Groupe 3737, dans le quartier Saint-Michel de la métropole.
Mais pour dialoguer, il faut être deux. De leur côté, les membres de la communauté noire ne doivent pas attendre qu’on vienne les chercher, pointe Ruben Antoine. « Il faut aller frapper aux portes… et il faut que quelqu’un réponde », souligne-t-il.
Agir en ressources humaines
Une fois cette prise de conscience effectuée, les talents pourront être reconnus en trouvant les meilleurs mécanismes pour supprimer les barrières systémiques. « Il ne faut pas tomber dans les quotas, sinon on questionnera toujours la compétence des personnes embauchées », met en garde Gregory Chrispin.
« Cette ouverture pourrait commencer en amenant de la diversité dans la composition des services de ressources humaines, car il s’agit du premier filtre à l’entrée dans les entreprises », souligne Ruben Antoine, qui ne se dit pas favorable non plus à des quotas.
Les recruteurs ont des efforts à faire pour sortir de leurs réseaux habituels et aller vers d’autres communautés, ajoute-t-il. Et les jurys des concours organisés dans l’industrie pourraient aussi faire preuve de davantage de diversité, conclut-il.
Le secteur doit commencer par regarder ses postes de direction, croit quant à elle Guerlane Noël. « Si on a plusieurs personnes de différentes communautés à la tête d’une firme, cela donne le goût aux gens de ces groupes de se démarquer, souligne-t-elle. Ils sauront que s’ils travaillent, ils y arriveront uniquement grâce à des éléments rationnels comme les compétences et la formation. On envoie aussi un message précis que l’entreprise est là pour tout le monde, en se basant sur l’expertise et non pas sur la couleur de la peau. »
L’organisme pourra ensuite développer la diversité dans ses autres sphères hiérarchiques pour devenir une entreprise représentative de la population, assure Guerlane Noël. « Je ne demande pas que ce soit parfait, mais juste satisfaisant, avec une firme devenue équitable, où les postes sont accessibles à tous, selon leurs compétences et uniquement selon ce critère », précise-t-elle.
De telles actions sont réalisables, mais cela prend des décisions. « C’est une question d’éducation : il faut déprogrammer pour faire tomber les stéréotypes auxquels les gens s’accrochent inconsciemment, affirme Gregory Chrispin. Pour cela, il faut de la volonté. »