Congédiés en 2011 par Valeurs mobilières Desjardins (VMD), Marc Dalpé, Jean-Marc Milette et sept autres conseillers en placement sont les pénitents les plus connus d’un vieux vice bien canadien: les paradis fiscaux tropicaux. En fait, l’histoire d’amour du mouvement coopératif avec les Bahamas commence en 1994, alors que Desjardins devenait propriétaire de la Laurentian Bank & Trust (LB&T) à Nassau.
Deux des neuf conseillers licenciés ont connu cette structure exotique. Guylaine Raby et Daniel Gérard Bergeron étaient déjà chez VMD en 1994 quand Desjardins a mis la main sur la Banque Laurentienne et, du même coup, sur ce «pied-à-terre» au large de la Floride.
Les Affaires a obtenu un document datant de mai 1995, qui expliquait la marche à suivre pour transférer des sommes de clients de VMD à la LB&T. Les chèques et les titres transitaient par la Banque Laurentienne et le Trust La Laurentienne, avant d’être envoyés à Nassau.
André Lamothe, 70 ans, fut pdg de la LB&T en 1996 et 1997, puis chef de la direction et directeur général pour BNP Paribas Private Bank & Trust jusqu’en 2000, après le rachat par la banque française. Joint par Les Affaires, il raconte «une expérience qui n’est pas facile». «Je suis revenu fatigué», dit le retraité de la finance. Le défi, «clairement, c’était surtout de s’assurer que les activités étaient menées selon les lois, l’éthique professionnelle».
Ombudsman de la Laurentienne avant d’accepter le poste à Nassau, André Lamothe assure que ses priorités étaient «l’honnêteté, l’intégrité», et ce, «même si ce n’était pas toujours facile». «Il fallait être très attentifs et s’assurer que les choses sont correctes, que la clientèle qui arrivait était de qualité», c’est-à-dire qu’elle n’apportait pas de l’argent sale à blanchir.
Quand BNP Paribas a racheté la LB&T en 1997, les clients de VMD ont pu continuer à utiliser un compte dans la nouvelle institution. Mais en 2004, la grande rivale de Desjardins, la Banque Nationale, rachetait BNP Paribas Private Bank & Trust à son tour.
Dès lors, les relations officielles ont cessé, mais pas les transactions à la National Bank of Canada (International). Les conseillers en placement ont simplement cessé de les déclarer.
De la Banque Nationale au Crédit agricole suisse
De leur côté, Marc Dalpé, Jean-Marc Milette et cinq de leurs collègues congédiés en 2011 ont commencé leurs transactions non déclarées plus tôt. Selon des pièces déposées en Cour supérieure, leurs activités hors registres remontent jusqu’à 2003. VMD les débauchait alors de la Financière Banque Nationale. Du même coup, ils perdaient une structure offshore: la National Bank of Canada (International).
Les transactions n’ont pas cessé pour autant sur les comptes de leurs clients aux Bahamas. Ils ont pu continuer à les utiliser, même s’ils étaient désormais chez la filiale de la grande rivale de Desjardins : la Banque Nationale.
VMD assure que les conseillers ont participé à ces transactions dans son dos. Mais deux anciens présidents de la firme ont affirmé qu’ils étaient au courant de la situation dans des déclarations sous serment déposées au dossier de la poursuite de Marc Dalpé et Jean-Marc Milette contre VMD à la Cour supérieure.
En novembre 2007, la Banque Nationale revendait sa filiale offshore au Crédit agricole suisse, après 30 ans dans les Bahamas. Qu’à cela ne tienne : les conseillers de VMD ont aidé leurs clients à déménager leurs comptes chez le nouveau propriétaire. Ils ont pu compter sur l’assistance d’une banquière francophile de Nassau, bien connue à Montréal : Felicia Mott, aujourd’hui chef des services de banque privée et de fiducie à la Société générale Private Banking à Nassau.
Dans le magazine Forces en 2007, le pdg de la Banque Nationale, Louis Vachon, expliquait à l’auteur Michel Nadeau qu’il avait vendu la filiale aux Bahamas, «où des actifs offshore de 800 millions de dollars risquaient éventuellement de lui causer des problèmes». Questionnée à ce sujet, l’institution financière refuse aujourd’hui de faire tout commentaire. Le directeur des affaires publiques, Claude Breton, n’a pas voulu préciser si des clients de la Financière Banque Nationale détiennent toujours des comptes aux Bahamas ou non.
Cacher son argent au chaud
Pourquoi cacher de l’argent aux Bahamas ? «C’est une question très importante, c’est le noeud gordien», convient l’ancien directeur de LB&T, André Lamothe… sans répondre.
À la Banque Laurentienne, la vice-présidente aux affaires publiques ne donne pas de détails non plus. «Dans le contexte où on n’a plus d’activités là-bas, je suis mal placée pour vous dire pourquoi les clients transigeaient là-bas», dit Galdys Caron.
Poser la question, c’est y répondre, croit de son côté Daniel Dubois, l’un des neuf conseillers de VMD congédiés en 2011 pour des transactions non déclarées aux Bahamas. Selon lui, tout le système financier collaborait pour faciliter l’évasion fiscale. «Vers la fin des années 1990, la Nationale, Desjardins et toutes les banques canadiennes favorisaient l’exode des clients à l’étranger», insiste Daniel Dubois, aujourd’hui chez Mackie Research Capital Corporation.
C’était la glorieuse époque des comptes offshore à gogo. En 1999, les conseillers en placement les plus payants de la Financière Banque Nationale, dont Marc Dalpé, se rendaient à l’Atlantis Hotel de Nassau pour un séjour de détente et de formation, baptisé «Club du président». Sur place, des tapes dans le dos, mais aussi une importante promotion de l’utilisation des comptes de la National Bank of Canada (International).
«Il y avait une mise en marché des banques de Nassau auprès des firmes de placement», raconte le prolifique conseiller, aujourd’hui chez Richardson GMP. L’intérêt étant de pouvoir cacher de l’argent.
«Les banques aidaient les clients à ne pas payer leurs impôts», assure Daniel Dubois. Maintenant que les autorités et les institutions financières ne le tolèrent plus, «on fait quoi avec ces clients ?» questionne-t-il.
Desjardins, en tout cas, plaide le «bris de confiance» pour avoir congédié les conseillers en 2011. «Nous on a des normes de qualité, des règles strictes, dit le porte-parole André Chapleau. Ils ont signé un manuel où on exige de déclarer les transactions hors registres.»
Or, quatre des neuf conseillers ont reconnu ne pas l’avoir fait en audiences disciplinaires devant l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), et ont été condamnés pour ces incartades.
Bref, les paradis fiscaux sont passés de mode. Comme des vieux fumeurs, les neuf anciens conseillers de VMD ont gardé leur vieux vice trop longtemps… et l’ont payé de leur emploi au mouvement coopératif.
Photo Bloomberg