Évasion fiscale : trop de complaisance
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Pourquoi les gouvernements ne s’attaquent-ils pas à ce système légalisé, mais jugé inéquitable ?

«Les gouvernements agissent en toute complaisance. Ils poussent les hauts cris, mais c’est de l’hypocrisie», répond Éric St-Cyr, auteur du livre À l’ombre du soleil. Ce livre relate ses propres démêlés avec la justice américaine et montre l’envers des paradis fiscaux.

Celui qui a travaillé dans les hautes sphères de la finance, d’abord pour une banque canadienne, puis pour une société située dans le paradis fiscal des îles Caïmans, avait été accusé de blanchiment d’argent en 2014.

Alain Deneault fait écho à ces propos. «Le système lui-même a été mis en place par les États qui adoptent des lois et des échappatoires pour plaire aux entreprises et aux plus riches», affirme-t-il. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les paradis fiscaux, dont Une escroquerie légalisée, récemment publié, et Paradis fiscaux : la filière canadienne.

D’ailleurs, le Groupe consultatif sur le régime canadien de fiscalité internationale, mis sur pied en novembre 2007, était formé de dirigeants et de membres de conseils d’administration de banques, de grandes entreprises ou encore de firmes comptables, rappelle Alain Deneault.

Des États permissifs

La divulgation des Panama Papers a remis la question des paradis fiscaux sur la sellette. Elle a aussi mis au jour des stratagèmes d’évasion fiscale utilisés justement par des chefs d’État et des hauts fonctionnaires, entre autres.

Ainsi, «on peut douter de la volonté réelle des États de mettre un frein aux paradis fiscaux», estime Alain Deneault.

Le Canada, précise-t-il, rend notamment possible la création de fiducies de revenu qui permettent d’éviter tout impôt. Sans oublier les «conventions fiscales, signées par le Canada avec des paradis fiscaux, qui permettent d’éviter la double imposition», ajoute Éric St-Cyr.

Les multinationales «utilisent les structures les plus avantageuses afin d’éviter de payer des impôts», déplore aussi Marwah Rizqy, professeure adjointe au Département de fiscalité de la Faculté d’administration de l’Université de Sherbrooke.

Par exemple, une entreprise peut grandement réduire sa facture fiscale canadienne en diminuant les revenus générés au Canada, tout en haussant artificiellement des dépenses payables à une entité étrangère liée.

«Ces montages fiscaux sont à la limite de la légalité et, dans certains cas, outrepassent largement la frontière de ce qui est légal», indique Marwah Rizqy. Celle-ci vient de présenter un mémoire pour la Commission des finances publiques qui s’intéresse au recours aux paradis fiscaux.

«Les gouvernements et l’OCDE [l’Organisation de coopération et de développement économiques] font des consultations, créent des groupes de travail, mais il n’y a pas beaucoup d’action. Il faut en arriver à des solutions», souligne-t-elle.

D’autant plus que le commerce numérique, devenu un important vecteur de croissance des transactions transfrontalières, pose un défi supplémentaire.

«Puisque les lois actuelles ne sont pas adaptées à l’ère numérique, les multinationales peuvent les exploiter librement et générer d’importants profits dans des pays industrialisés à taux d’imposition élevés comme le Canada, sans pour autant y payer d’impôts», observe Marwah Rizqy.

Or, ajoute-t-elle, «le rôle des institutions financières est essentiel pour trouver des solutions à ce problème».

Argent mal dépensé ?

En avril dernier, le gouvernement du Canada s’est engagé à lutter contre l’évasion fiscale et l’évitement fiscal.

Ottawa annonçait du même coup des investissements de 450 M $ pour améliorer la capacité de l’Agence du revenu du Canada (ARC) à détecter et à vérifier les cas d’évasion fiscale, et lui permettre de poursuivre ceux qui s’y adonnent, tant au Canada qu’à l’étranger.

«La majorité des Canadiens de la classe moyenne paient leur juste part d’impôt, mais certains particuliers fortunés cachent leur argent dans des abris fiscaux à l’étranger pour éviter de payer de l’impôt. Ce n’est pas équitable et cela doit changer», soulignait alors la ministre du Revenu national, Diane Lebouthillier.

Cette injection d’argent doit permettre à l’ARC d’embaucher plus de vérificateurs et de spécialistes. Elle pourra ainsi faire passer de 600 à 3 000 par an le nombre d’examens ciblant les contribuables à haut risque. Ces nouveaux fonds devraient rapporter au gouvernement 2,6 G $ en recettes sur cinq ans.

«C’est de l’argent mal dépensé. On s’attaque aux plus petits, alors que les entreprises ont des armées d’avocats et de fiscalistes pour les aider à payer moins d’impôt en toute légalité», soutient Éric St-Cyr. Il fait notamment référence aux géants Apple et Google. Les gouvernements ont «simplement à taxer les profits là où ils sont générés», ajoute-t-il.

Alain Deneault doute aussi de la volonté réelle de mettre un terme à l’évasion fiscale et à l’évitement fiscal. «On met plus de policiers dans la rue, mais on permet le crime», illustre-t-il.

Contre nature

Depuis janvier 2015, les intermédiaires financiers – y compris les banques, les coopératives de crédit, les entreprises de transferts de fonds et les casinos – sont tenus de déclarer à l’ARC les télévirements internationaux entrants et sortants de 10 000 $ ou plus.

«Pour les institutions financières, il est contre nature de contrôler les faits et gestes de leurs clients, surtout lorsque ces actions leur profitent», affirme Alain Deneault.

Les pays considérés comme des paradis fiscaux, notamment le Panama, ont signé des accords d’échange de renseignements fiscaux avec plusieurs pays – dont le Canada – afin de lutter contre l’évasion fiscale. En pratique, ces accords constituent surtout des promesses de coopération, sans véritables résultats, selon Marwah Rizqy.

«Le scandale des Panama Papers démontre que ce pays ne peut y donner suite», souligne-t-elle. La professeure rappelle que la lutte contre l’évasion fiscale et l’évitement fiscal nécessitent une action concertée.

Les contribuables qui poussent les hauts cris contre les paradis fiscaux devraient aussi faire leur examen de conscience.

«Les paradis fiscaux profitent à tout le monde. Ceux qui ont des actions ou des REER, ou qui comptent sur les bons rendements de la Caisse de dépôt et placement, pour assurer leur retraite, sont bien contents quand les entreprises s’enrichissent encore plus», observe Éric St-Cyr.