Devenant alors la première puissance mondiale, les États-Unis ont imposé le billet vert pour en faire la devise de réserve internationale, supplantant ainsi la livre sterling.
Par contre, le yuan ne dominerait pas le système financier. Il s’insérerait plutôt dans un club sélect de grandes devises, composé du dollar américain, de l’euro et du yen.
«Le dollar restera la devise de référence pendant un bon moment. Mais en raison de la crise politique et de la crise de la dette aux États-Unis, les acteurs du commerce international souhaitent une autre devise pour se diversifier», dit Serge Pépin, vice-président, stratégie de placement, chez BMO Gestion mondiale d’actifs.
François Barrière, vice-président au développement des marchés internationaux à la Banque Laurentienne, soutient que le lancement de l’euro a contribué à cette diversification.
«Des pays arabes négocient le pétrole en euros. Il est normal que les marchés veuillent trouver une solution de rechange au dollar», dit-il.
Utilisation marginale
Même si on assiste depuis quelques années à la montée du yuan dans les échanges internationaux, son utilisation reste marginale, selon un rapport récent de la Banque des règlements internationaux, le banquier central des banques centrales.
En avril dernier, seulement 1,1 % des transactions financières internationales quotidiennes s’effectuaient en yuan, ce qui en fait la neuvième devise la plus utilisée dans le monde. Le dollar américain dominait à 43,5 %, suivi de l’euro (16,7 %) et du yen (11,5 %). Le dollar canadien se classait en septième place, à 2,3 % (voir le tableau).
Toutefois, l’utilisation du yuan connaît une accélération rapide. En 2004, la devise ne représentait que 0,1 % des transactions financières internationales quotidiennes (29e rang). Depuis, ce chiffre a été multiplié par 11. Une tendance qui se poursuivra à coup sûr, affirment les analystes.
Par exemple, le 10 octobre dernier, la Banque centrale européenne (BCE) et la Banque populaire de Chine ont signé un accord de trois ans de swap de devises.
L’objectif ? Faciliter les échanges commerciaux réalisés en yuans entre la zone euro et la Chine. Le mécanisme est simple : on permet aux banques européennes d’accéder à 350 milliards de yuans (42 milliards d’euros, ou 62,5 G$ CA), et aux banques chinoises, d’accéder à 45 milliards d’euros.
Pour la Chine, l’entente conclue avec la BCE est le troisième accord en importance après ceux déjà signés avec Hong Kong (400 milliards de yuans) et la Corée du Sud (360 milliards de yuans). La Chine a aussi des ententes avec le Chili, le Nigeria et la Thaïlande.
Grand jeu financier
Ces accords font partie d’une stratégie à long terme de Pékin, affirme Zhan Su, titulaire de la Chaire Stephen A. Jarislowsky en gestion des affaires internationales de l’Université Laval.
«La devise chinoise s’internationalise parce que la Chine veut diversifier ses risques de paiement», dit-il. En effet, la Chine veut réduire sa dépendance au dollar américain, qui constitue actuellement sa principale réserve de devises étrangères.
Cette volonté d’internationalisation survient alors que la santé économique et financière des États-Unis suscite des inquiétudes et que le yuan s’apprécie progressivement par rapport au dollar américain – de près de 40 % depuis dix ans.
Dans un contexte où la Chine veut internationaliser sa monnaie, ce pouvoir d’achat accru par rapport au billet vert lui procure deux avantages. D’une part, l’utilisation d’un yuan plus fort faciliterait les acquisitions d’entreprises ou d’actifs à l’étranger par des investisseurs chinois. D’autre part, elle réduirait les coûts des importations de biens et de services étrangers en Chine, alors que l’économie du pays devient de plus en plus un marché de consommation, axé sur les services.
Depuis 2010, les entreprises chinoises ont le droit d’utiliser le yuan pour régler les exportations et les importations. Auparavant, ces opérations étaient réalisées habituellement en dollars américains.
Actuellement, 16 % du commerce international de la Chine se fait en yuan. Ce pourcentage pourrait presque doubler à 30 % d’ici 2018, selon la Banque HSBC.
Un homme d’affaires chinois établi en Chine à qui nous avons parlé et qui préfère garder l’anonymat, affirme que l’internationalisation accrue d’un yuan fort favorisera à terme l’expansion mondiale des entreprises chinoises dans le secteur des services.
Totalement convertible ?
Aux yeux des spécialistes, le but ultime de cette internationalisation du yuan est sa convertibilité totale, comme c’est le cas actuellement pour les principales devises, notamment le dollar canadien.
C’est-à-dire une devise qui serait échangée librement sur les marchés financiers, et dont la valeur serait déterminée par le jeu de l’offre et de la demande.
Cependant, cela n’arrivera pas de sitôt, souligne Robert C. Fauver, ancien sous-secrétaire d’État américain aux affaires économiques sous l’administration Clinton, et aujourd’hui président de Fauver Associates, une firme de consultants du Maryland spécialisée en économie internationale.
«Actuellement, il est très difficile pour des entreprises de rapatrier des profits réalisés en Chine en yuans en les convertissant en devises étrangères. Il y a aussi des limites sur la quantité de devises étrangères qu’un résident chinois voyageant à l’étranger peut convertir en yuans. Une devise convertible ne devrait pas avoir ce type de restrictions.»
Par étapes
Bien que tous les signaux politiques indiquent que Beijing souhaite rendre un jour le yuan entièrement convertible, cela ne se fera pas du jour au lendemain, affirme Tomasz Kamil Michalski, spécialiste de l’économie internationale à HEC Paris.
«Les autorités chinoises vont essayer d’y aller par étapes, très lentement. Mais elles le feront, car pour concurrencer un jour le dollar américain, le yuan doit devenir une devise convertible.»
Selon lui, la prudence du gouvernement chinois tient au risque que pourrait représenter la perte de contrôle sur sa monnaie. Beijing craint en outre d’assister à une fuite de capitaux si les investisseurs décidaient de rapatrier leur argent lors d’une crise économique ou financière en Chine.
À l’opposé, en relâchant son contrôle sur la monnaie, Beijing craint aussi un afflux massif de capitaux spéculatifs en Chine, notamment dans le secteur immobilier, où la spéculation locale pose déjà un problème.
C’est dans ce contexte que s’inscrivait l’inauguration, le 29 septembre dernier, de la nouvelle zone franche de Shanghaï. À partir du 1er janvier, les autorités chinoises y lèveront progressivement le contrôle des changes. Cette zone entrera ainsi en concurrence avec Hong Kong.
Les banques étrangères pourront s’y établir et former des coentreprises bancaires. Les institutions que Beijing autorisera à s’y installer pourront ouvrir des comptes en yuan.
Ce concept rappelle la zone économique spéciale mise en place au début des années 1980, notamment à Shenzhen, quand la Chine dirigée par Deng Xiaoping a commencé à s’ouvrir au commerce international.
Selon lui, ce qui se passera en Chine au cours des prochaines années n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé aux États-Unis il y a près d’un siècle.
À l’époque, beaucoup d’investisseurs voulaient profiter du boom économique dans ce pays et l’ont d’abord fait en achetant des titres d’entreprises américaines libellés en livres sterling ou en francs français, à Londres et à Paris.
Par la suite, les investisseurs ont pris directement des participations dans les sociétés américaines en achetant leurs titres en dollar américain, par l’intermédiaire notamment de la Bourse de New York.
Au cours des prochaines années, les investisseurs et les gestionnaires de portefeuille pourront sans doute en faire autant en Chine, et acheter des titres d’entreprises chinoises en passant par la Bourse de Shanghaï.