S’il continue de présider au conseil de la firme qu’il a cofondée en 1955, il ne la dirige plus.

Cependant, «il ne prend pas sa retraite», avertit son adjointe Janice Burnett.

Son bureau, situé au 20e étage d’un immeuble quelconque de la rue Sherbrooke Ouest, aux murs tapissés de tableaux où les Jean-Paul Lemieux dominent, est alourdi par la chaude atmosphère d’une végétation luxuriante, qu’il arrose lui-même «parce qu’on ne peut pas se fier aux secrétaires», soupire l’octogénaire d’un ton las.

Bilan

Las, et néanmoins satisfait.

«J’ai bien réussi, j’ai eu une vie très intéressante, je ne crois pas que j’aie beaucoup d’ennemis. J’arrive à la fin de ma vie, je n’ai pas beaucoup de regrets.»

C’est notamment son éthique de travail – il est d’origine luthérienne – qui lui permet d’aborder les problèmes «avec rigueur».

Cette même rigueur d’investissement qui a permis aux portefeuillistes de Jarislowsky Fraser de maintenir le cap pendant les creux boursiers qui ont affligé les investisseurs.

La firme aura été pendant longtemps le plus important gestionnaire de portefeuille privé au pays.

À son apogée, à la suite de la débâcle des technos du début des années 2000, Jarislowsky Fraser gérait un actif de plus de 60 G$.

Toutefois, les temps sont de plus en plus difficiles pour les gestionnaires traditionnels, notamment dans le secteur des actions canadiennes et des titres obligataires, où la gestion active est de plus en plus concurrencée par la gestion indicielle et les placements alternatifs.

Érosion

Aujourd’hui, JFL peine à dépasser les 37 G$.

«Dans l’environnement actuel, l’avantage concurrentiel d’un gestionnaire d’actions traditionnel, à long terme, est difficile à maintenir, observe Stephen Jarislowsky. Nous avons perdu beaucoup de mandats canadiens. Les gens n’investissent plus dans les actions canadiennes.»

Il constate que la quête du rendement trimestriel devient de plus en plus pesante pour les gestionnaires qui misent sur le long terme.

«Il y a beaucoup de concurrence ces jours-ci», alimentée notamment par une lutte «entre les investisseurs et ceux qui jouent à la Bourse, qui négocient quotidiennement. Même les institutions jouent à la Bourse» en réagissant aux humeurs, sans égard pour le long terme, déplore le patriarche de la finance montréalaise.

Les anecdotes abondent d’ailleurs quant à la relative rigidité de Stephen Jarislowsky quand il s’agit de la Bourse, lui qui n’a presque jamais investi ailleurs que dans la brique et le mortier.

À l’époque de la bulle Nortel, il se fâchait souvent, parfois avec fracas, en défendant sa position : ne pas acheter du Nortel.

Rigueur

Des sociétés solides, aux états financiers propres et nets et qui produisent des biens durables ont toujours trouvé grâce à ses yeux.

«Nous suivons une politique selon laquelle les dividendes et les profits doivent augmenter au minimum au double de l’inflation.» De sorte qu’en maintenant le cap, «à la fin de votre vie, vous aurez d’excellents résultats».

Malheureusement, «les caisses de retraite et les personnes qui nous emploient veulent que nous performions chaque trimestre aussi bien que la Bourse. Ce qui est contraire au principe de l’investissement à long terme», s’indigne Stephen Jarislowsky.

«Notre performance à long terme est de 8 à 9 %. Évidemment, il y a eu des années creuses. Mais les courtiers veulent faire des transactions. Et les consultants [qui conseillent les caisses de retraite] préfèrent les gens qui ont eu de bons résultats pendant les quatre dernières années, car il leur est plus facile» de proposer ces gestionnaires à leurs clients.

C’est l’attitude adoptée dans toutes les sphères de l’investissement, observe Stephen Jarislowsky.

Émotions

«L’investisseur moyen détient une action pendant seulement six mois. Ce n’est pas du long terme. Si vous réagissez à tout ce qui se passe en Bourse et que vous agissez sous l’influence de la peur, [les rendements sont minés.]»

Stephen Jarislowsky déplore en outre que «même les gestionnaires fonctionnent comme cela. Et les comités de placement des caisses de retraite n’y connaissent pas grand-chose. Ils doivent donc faire affaire avec des consultants» qui prodiguent leurs conseils en se fondant sur de courts historiques de rendement obtenus en période de forte volatilité. C’est ce qu’on a vu au cours des dernières années.

«C’est pendant le creux [boursier] que vous devez faire de l’argent, pas quand il y a des poussées phénoménales ! Selon mon expérience, les surperformances sont impossibles.»

Ceci expliquant cela, il n’est pas étonné que les investisseurs individuels ne parviennent pas à rattraper la décennie de rendements perdus à cause du gel du crédit, de la spéculation, des produits financiers complexes…

«Les gens qui ont été floués par la finance n’ont plus voulu investir.»

Pourtant, les rendements sont intéressants depuis quelques années.

«Le TSX a repris 4 000 points depuis son creux de 2009, tandis que la Bourse américaine a obtenu un rendement supérieur de 9 % par rapport à celle du Canada depuis le début de l’année», dira-t-il pendant l’entrevue, qui s’est déroulée au début du mois de mars.

Les investisseurs peinent à reprendre pied, tandis que l’industrie s’enrichit. Comment expliquer cette dichotomie ?

La méconnaissance des investisseurs est un facteur. Mais il y a plus.

Il cite l’adage selon lequel il faut «suivre l’argent».

Les détenteurs de fonds communs, par exemple, «paient un fonds d’actions 2,5 % pour un rendement de 8 %. Il reste donc 5,5 %. Il faut payer les impôts, ce qui leur laisse 3,75 %, et ajouter l’inflation.» Au final, il ne reste presque rien à l’investisseur.

Stephen A. Jarislowsky s’attribue en outre une part de responsabilité : utilisant l’exemple de ses analystes, «qui font partie du 0,25 % des gens les mieux payés du pays», il assène la réponse, sans équivoque : «Nous sommes trop bien payés ! Et c’est encore pire à New York ! Aujourd’hui, tout ce qui reste, c’est de l’argent à perdre dans les obligations.»

Optimisme

L’homme des grandes luttes actionnariales estime par contre qu’il y a lieu de se réjouir de ce qui se dessine sur les marchés.

Ainsi, les sociétés publiques tiennent de plus en plus compte des actionnaires.

«La Fondation pour l’avancement des droits des investisseurs (FAIR Canada) fait un excellent travail. Nous sommes à la fine pointe par rapport au reste du monde en ce qui concerne ce que nous avons accompli» en matière de gouvernance, dit-il.

Il se dit fier de certaines percées auxquelles il a contribué. Il a mis sur pied la Coalition canadienne pour la bonne gouvernance, en 2002, et financé le démarrage de l’Institut sur la gouvernance d’organisations publiques et privées (IGOPP).

Il remarque cependant avec un certain agacement que les choses sont loin d’être parfaites.

«[L’industrie] a un devoir fiduciaire, mais de nombreux individus n’agissent pas comme des fiduciaires», déplore-t-il.

Une situation qui serait causée notamment par l’absence d’un autre projet qui lui tient à coeur, une commission nationale des valeurs mobilières.

«Cela pose un problème majeur. Nous avons toujours toutes ces commissions de valeurs au Canada, qui sont comme un chien qui ne mordrait pas. Quand on a un chien qui dort tout le temps et qui ne mord pas, qu’est-ce qu’on a ? On a un chien qui mange. Il faut un chien qui puisse mordre.»