Une étude interne récemment dévoilée au public met la Banque mondiale dans une position inconfortable. Réalisée par trois chercheurs de la Banque mondiale, « L’aide financière accaparée par les élites » questionne l’efficacité de l’action de cette institution.
Dans le cadre de l’étude, les chercheurs ont analysé les flux financiers des 22 États les plus dépendants des aides de la Banque mondiale. Et chez ceux-ci, 7,5 % des versements de l’institution aux pays en voie de développement ont été détournés certainement par des « politiciens au pouvoir, des bureaucrates et de leurs acolytes », note le rapport. Ces fonds filent ensuite vers les pays développés et se retrouvent dans des paradis fiscaux comme la Suisse, le Luxembourg et Singapour.
« Les versements d’aide vers les pays les plus dépendants coïncident avec une augmentation importante de transferts vers des centres financiers offshore connus pour leur opacité et leur gestion privée de fortune », peut-on lire dans l’étude.
La part de versements qui sont détournés monte même à 15 % pour les sept pays où l’aide de la Banque mondiale représente au moins 3 % du produit intérieur brut comme l’Ouganda, la Sierra Leone ou le Mozambique, révèle un article publié par RTBF.
Les trois chercheurs utilisent le conditionnel lorsqu’ils mentionnent ce lien de causalité, toutefois, ils écartent les autres hypothèses qui pourraient expliquer de tels transferts d’argent comme les catastrophes naturelles ou les crises économiques, note Le Figaro.
« Des interprétations alternatives existent, mais nous les trouvons difficiles à concilier avec toutes les données », commentent-ils.
Un rapport gênant
La Banque mondiale n’aurait pas apprécié les conclusions du rapport et l’état-major de l’institution en aurait bloqué la publication en novembre 2019, rapporte le journal Le Monde. Elle a finalement fait paraître l’étude après que l’un de ses auteurs l’ait publiée sur son propre site Internet.
Les rumeurs portant sur la volonté de garder les conclusions de celles-ci secrètes ont toutefois été démenties par l’institution dans un communiqué publié le 18 février. Dans celui-ci, elle affirmait que le retard de publication s’expliquait par les vérifications qu’elle effectuait. Elle conclut même en disant prendre « très au sérieux la corruption et les risques fiduciaires qui lui sont liés ».
Ce rapport n’est cependant certainement pas sans lien avec le départ de Pinelopi Goldberg, économiste en chef à la Banque mondiale, début février, seulement quinze mois après sa nomination.
« L’aide financière accaparée par les élites » relance le débat sur l’efficacité des aides versées par la Banque mondiale. « L’efficacité des aides dépend en grande partie de la qualité des institutions et des politiques des pays qui les reçoivent », soulignent les auteurs du rapport.
Une corruption plus profonde
Pour Papa Demba Thiam, un économiste sénégalo-suisse qui a travaillé pendant quatorze ans à la Banque mondiale, ce rapport révèle une situation plus profonde que la corruption des dirigeants africains. Celui-ci mettrait ainsi en relief la corruption interne à la Banque mondiale.
Pour lui, un tel détournement ne pouvait pas passer inaperçu à l’institution. « Les cadres sont présents à chaque étape – de la conception à l’évaluation finale, en passant par le financement par tranches – de tout projet, détaille-t-il. Le décaissement ne se fait pas sans avoir obtenu le satisfecit (l’approbation) de la mise en œuvre. Il y a forcément des complicités à l’intérieur », révèle-t-il au journal suisse Le Temps.
Ce genre d’accusation n’est pas une première pour la Banque mondiale qui a mis en place une unité spécialisée dans la lutte contre la corruption dont le rôle est de traquer les pots-de-vin dans l’exercice d’appel d’offres pour les projets qu’elle finance.
Toutefois Papa Demba Thiam affirme que la bureaucratie étouffe les initiatives, notamment en faisant taire les lanceurs d’alerte en les licenciant par exemple. Un autre problème, selon lui, c’est que les employés ne désirent pas dénoncer leurs collègues de peur de perdre leurs privilèges.
« Le système se nourrit de lui-même et tous les maillons sont solidaires. »
Afin que l’institution reste pertinente, il faudrait, selon lui, en revoir la mission et faire en sorte qu’elle fonctionne davantage comme une banque commerciale. « Elle ne doit prêter que pour financer des projets solides et avérés. Mais surtout, elle doit promouvoir en Afrique une politique d’industrialisation fondée sur les matières premières locales, avec des partenaires qui acceptent qu’une partie de la valeur ajoutée revienne au continent », explique-t-il.