Cette attitude s’explique par le fait que si un professionnel adopte une approche de gestion à long terme de style «valeur» au lieu de suivre les mouvements de mode, il risque de ne pas connaître de succès avant plusieurs années. Il peut dévier du consensus, et ainsi compromettre sa carrière (ce que Jeremy Grantham nomme le career risk).

Rappelons que l’approche valeur consiste à miser sur des titres que l’on juge sous-évalués par rapport à leur valeur intrinsèque. On espère que le marché reconnaîtra cette valeur à long terme, et exercera une pression à la hausse sur les cours.

Historiquement, ce style de gestion a battu les indices boursiers de plusieurs points de pourcentage en moyenne. L’Institut Brandes a d’ailleurs mené quelques études à ce sujet. La plus récente, «Value vs. Glamour: A Long-Term Worldwide Perspective», compare les rendements des actions internationales de grande capitalisation dites «valeur» avec ceux d’entreprises perçues comme «prestigieuses» (glamour), de 1980 à 2014.

En observant le rendement relatif annualisé sur cinq ans, on constate que les titres «valeur» ont dominé au cours de la majorité de ces périodes, sauf pendant la dernière, de juin 2009 à juin 2014. La prime de rendement du style valeur a oscillé en général entre 5 et 10 % de 1980 à juin 2009, et a même atteint 23 % en 2005 (voir le graphique).

Le risque de sous-performer

Cette prime de rendement est d’ailleurs source de débat depuis plusieurs années. S’agit-il d’une compensation pour le risque de miser sur ces sociétés, ou est-ce plutôt lié au comportement des investisseurs ? Jeremy Grantham et beaucoup de gestionnaires de style valeur penchent pour la deuxième explication.

«Certains gestionnaires institutionnels sont tentés jusqu’à un certain point de suivre le troupeau en achetant les mêmes titres, ce qui créera du momentum. Mais d’un autre côté, il est aussi vrai que certains voudront se démarquer en ayant un style de gestion à contre-courant. Oui, cela pourrait leur rapporter moins d’argent ou même compromettre leur carrière», indique Dan Hallett, analyste de fonds et vice-président de HighView Financial Group.

À son avis, plusieurs gestionnaires qui ont un biais valeur travailleront au sein de plus petites firmes d’investissement afin d’avoir la latitude nécessaire pour déployer leur stratégie.

«Le style valeur a tendance à sous-performer lorsque les marchés vont particulièrement bien, comme cela a été le cas ces dernières années», nuance Ryan Kuruliak, vice-président de Proteus Performance Management, un cabinet-conseil en placement établi à Toronto.

«Devant les rendements impressionnants de leurs collègues, certains gestionnaires seront parfois tentés de délaisser le style de gestion valeur pour adopter un style plus axé sur la croissance, comme durant les sommets du marché de 2000 et de 2007», ajoute-t-il.

D’ailleurs, les rendements totaux des indices Russell 3000 aux États-Unis montrent bien la surperformance des actions de type croissance depuis quelques années (voir le tableau).

Des clients peu patients

Le gestionnaire qui a une approche à contre-courant ou de style valeur devra donc être convaincu et fort patient, car cela pourra prendre du temps avant qu’elle réussisse.

Cela peut également être risqué pour le jeune gestionnaire qui connaît quelques années de mauvais rendements par rapport aux indices boursiers ou qui n’affiche pas une longue feuille de route en matière de rendements.

«On pardonnera plus facilement une sous-performance de quelques années à un gestionnaire qui a 10 ou 15 ans d’expérience», souligne Jean-Philippe Giguère, gestionnaire de portefeuilles institutionnels chez Gestion de Placements Mawer.

«D’après Jeremy Grantham, la patience de l’investisseur institutionnel moyen s’établit à trois ans, et celle de la clientèle de détail est probablement plus courte. Une telle situation peut engendrer des retraits d’argent de nos fonds au moment où, pourtant, leur performance va s’améliorer et même s’annoncer excellente», affirme Daniel Dupont, gestionnaire de portefeuille chez Fidelity Canada.

Et en investissement, l’opinion des gens a un réel impact sur le prix payé pour les titres. «Même si nos analyses montrent que des titres escomptent dans leur prix les pires scénarios possibles, l’investisseur moyen peut les bouder s’il y a trop d’incertitude. La prime valeur vient de cet escompte qui est créé parce que les gestionnaires préfèrent les titres qui ont des perspectives de croissance intéressantes», précise Daniel Dupont.

Ce dernier est reconnu pour son approche valeur. Le Fonds Fidelity Grande Capitalisation Canada, qu’il pilote, a reçu le prix Lipper 2015 dans la catégorie «Actions en majorité canadiennes» pour le rendement obtenu sur 10 ans.

Se tenir debout

Certains environnements de marché peuvent accroître le risque de compromettre leur carrière auquel s’exposent les gestionnaires de style valeur.

Prenons l’exemple de la bulle techno à la fin des années 1990. «À cette époque, les actions de certaines sociétés étaient peu chères. Ce n’était pas parce qu’elles étaient plus risquées, mais plutôt parce que les analystes les avaient écartées, car elles n’étaient pas dans le secteur des technologies», explique Dan Hallett.

Plusieurs gestionnaires de style valeur n’ont pas voulu surfer sur la vague techno et ont affiché des rendements inférieurs aux indices. «Si on refusait d’acheter le titre de Microsoft ou du Nasdaq, on risquait de perdre notre client», se souvient Dan Hallett.

«Dans un tel environnement, le gestionnaire devait se montrer ferme et ne pas céder aux demandes de son client afin de défendre ses intérêts, soutient Dan Hallett. À l’époque, il fallait rappeler les bienfaits de la diversification. On devait parfois inciter le client à prendre des profits sur certaines positions et accepter de payer de l’impôt. C’était un grand défi.»

Les conseillers qui font eux-mêmes une sélection de titres avec une approche valeur ou à contre-courant s’exposent également aux appels inquiets de leur clientèle. «Lorsqu’on détient des titres dont les perspectives financières sont assombries et vont à l’encontre de l’opinion des médias, les conversations avec les clients deviennent plus difficiles», confirme Daniel Dupont.

«Et certains conseillers sont certainement tentés d’acheter des titres que les gens aiment, ce qui n’en fait pas nécessairement de bons investissements, évidemment», note Dan Hallett.

La pression des indices

N’oublions pas que de nombreux gestionnaires institutionnels sont évalués par leurs clients en fonction d’un indice de référence.

«Dès qu’un gestionnaire adopte une stratégie très active en déviant de l’indice de référence, il prend un risque de carrière. Il peut s’agir d’une stratégie de type valeur ou croissance», souligne Ryan Kuruliak.

Ce genre de stratégie, même si elle procure d’excellents rendements sur une longue période, peut inciter certains comités de placement à mettre à pied prématurément des portefeuillistes.

«Beaucoup de clients scrutent les performances de leur gestionnaire tous les mois ou chaque trimestre, et presque une fois sur deux, ils seront déçus des rendements. À court terme, on ne peut pas distinguer le talent du «bruit» ambiant, ce qui ne sera pas le cas à long terme», affirme Ryan Kuruliak.

Cette obsession des rendements à court terme peut inciter des firmes à mettre à pied des gestionnaires lorsqu’ils connaissent quelques mauvaises années pour se tourner vers ceux qui ont connu une très bonne performance depuis deux ou trois ans, par exemple. «On peut donc se retrouver à investir lorsque les prix sont hauts et à vendre lorsqu’ils sont bas», ajoute Ryan Kuruliak.

«C’est au gestionnaire d’expliquer au client en quoi sa stratégie diffère de l’indice», souligne Jean-Philippe Giguère.

Le style de gestion de Mawer se rapproche du style «croissance à prix raisonnable» (growth at a reasonable price, ou GARP), mais avec un biais valeur.

Jean-Philippe Giguère cite l’exemple d’un mandat en actions canadiennes dans lequel Mawer sous-pondère de façon importante les titres du secteur des matières premières.

«Le client doit être à l’aise avec une telle stratégie, et comprendre que si le prix de l’énergie remonte, on pourrait faire mauvaise figure pendant quelque temps par rapport à nos pairs. Dans certains environnements, on performera mieux que les indices, dans d’autres, non. De plus, notre horizon est beaucoup plus long que celui de bien des investisseurs. Nous détenons nos titres en moyenne cinq ans», précise-t-il.